La décolonisation, entre les années quarante et soixante, a connu son heure de gloire et provoqué une célébration des vertus libératrices et démocratiques des anciennes métropoles, alias puissances coloniales. Consenties par accord réciproque, par négociation, par fatigue, ou arrachées par la force, les indépendances reconfiguraient le monde. LOrganisation des Nations Unies se voyait envahie de nouveaux venus. La France, en la matière, pouvait se prévaloir dune riche et ancienne expérience, depuis le Code noir de Louis XIV jusquà lAlgérie. Cette mère-là avait décidément beaucoup de petits, dont Francis Arzalier établit impeccablement la liste, dénuée de tout humanisme. Mais perdre une guerre, comme ce fut le cas avec lAlgérie, ne signifie pas rompre tout lien.
Décoloniser ne se confond pas avec fermer la porte. Au contraire, en fonction des conjonctures économiques, -haute ou basse, on a eu affaire à deux types de situations. La première consistait à ponctionner, dans leur pays, des travailleurs à livrer aux entreprises, pour des emplois peu rémunérés, de la même façon que lon avait massivement envoyé en première ligne des soldats de lEmpire durant les deux dernières guerres mondiales. La production, pas plus que la guerre, ne valait reconnaissance et, dans le second cas, même pas le droit à une retraite « du combattant » décente.
Lautre modalité, en partie seulement liée à la précédente, concernait le phénomène de limmigration. Les ex-colonisés, chassés de chez eux par la misère sociale ou la persécution politique, venaient sinstaller à plein temps, chez nous, avec femme, enfants, langue, culture et religion, qui paraissaient fort indigestes, à linverse de la cuisine, bien vite nationalisée, quant à elle, puisque le dernier des racistes se régalait de couscous et que les enfants des écoles croyaient quil sagissait là dun plat typiquement national. Une sorte dinvasion à lenvers se produisait, le refoulé (colonial) faisant retour (en dépit de la décolonisation), et la forteresse (ex-colonisatrice) ne parvenant pas, malgré de nombreuses « politiques de limmigration », de plus en plus draconiennes, à contenir le flux.
La chose devenait dautant plus complexe que les immigrés en question nétaient majoritairement plus des étrangers mais bel et bien des Français. Sans doute, se souciait-on détablir et de protéger quelques frontières intérieures, celles des confinements à la fois spatiaux (« quartiers » ou « banlieues »), économiques (petits et sales « boulots », chômage), sociaux (dé- ou sous scolarisation), moraux (des « odeurs » au voile) et politiques (absence de représentation).
« Beurs » et « blacks » substitués « à ratons » et autres « bougnoules », les bons vieux douars du bon vieux temps, à la disposition du riche colon, se reconstituaient au centre du pouvoir, cette fois. Le tout était pensé, ou mieux problématisé, sous la catégorie de lintégration. Laquelle suppose des exclus, en fait inclus, et déjà intégrés, parfois de seconde ou troisième génération. Les ghettoïsations, discriminations et autres infériorisations toutefois provoquaient de véritables soulèvements en nombre et en intensité croissants.
Significativement et sans aucune retenue, les faiseurs dopinion, -politiques et médiatiques, ressortaient alors le vocabulaire guerrier de la décolonisation : des émeutiers, en vérité de la racaille (fellaghas ?), à lévidence manipulés, se livraient, dans les « quartiers », circonstance aggravante (NB comme on abrège « territoires » pour les Palestiniens), à des actes criminels, qualifiés de « violences urbaines », les « rurales » ne semblant pas devoir être prises en compte (pourtant : « Nous au village aussi on a de beaux assassinats », chantait Brassens). A lobsessionnel souci de sécurité, dopé par son américanisation (Pierre Tévanian), répondaient de vigoureuses « opérations de police » et de « pacification », rajeunies en karcherisation, entraînant quelques « bavures» supplémentaires, et imposant une période de couvre feu, prévue précisément pour les « événements » dAlgérie et jamais appliquée. Les termes de « communauté » et de communautarisme » faisaient également florès, ramenés cependant au niveau le plus bas et le plus dépréciatif de leur signification : rien à voir avec « communauté internationale » ni « nationale », ni même « juive », cette dernière étant lobjet de toutes les sollicitudes. On pourrait aussi bien parler de « colonie », au sens de la « colonie » française de Lima, ou dune « colonie » dabeilles ou de castors.
Ce colonialisme intra métropolitain reproduisait un droit créant un « régime dexception permanent » et consacrant linfériorité de ceux qui demeuraient des indigènes, comme le rappelle Olivier Le Cour Grandmaison, qui cite Tocqueville : « Rien nempêche absolument quand il sagit des Européens, de les traiter comme sils étaient seuls, les règles que lon fait pour eux ne devant jamais sappliquer quà eux ». En clair : les immigrés non européens (et encore) et pas riches (à la différence du cheikh saoudien) ne peuvent, même quand ils le sont, être reconnus comme Français à part entière.
Cela ne va pas mieux dans les têtes. La guerre dAlgérie, par exemple, simplement mesurée au silence qui lentoure encore, à quelques exceptions près, ne peut pas être considérée comme terminée. Laudience du Front National est là pour en témoigner. Du côté de la droite, la proposition dune loi qui ferait apparaître les aspects positifs de la colonisation va dans le même sens. Car le débat convenu sur léventualité dune histoire officielle ne dissimule pas le souci de réhabilitation. Après tout lesclavage aussi avait du bon : il permettait aux « nègres » de voir du pays, il les poussait dans la modernité et leur offrait même une case exotique ; de même le fascisme estimé plus clément que son homologue nazi (auquel daucuns trouveraient peut-être de bons côtés) et qui construisait de si belles autoroutes. Du côté de la gauche molle, il nest que de rappeler la part quelle a toujours prise, depuis la Seconde Internationale, dans les aventures coloniales, pour juger bien peu sincères ses indignations actuelles.
La gauche qui se croit dure nest pas en reste : tout en « comprenant » les révoltes périurbaines, elle ne sen déclare pas solidaire, à cause de leur manque dorganisation et de revendications en forme ainsi que de leurs actes inconsidérés. Comme si cette supposée immaturité nétait pas elle-même constitutive dun « mouvement populaire » spécifique, à apprécier donc en tant que tel. « Nous navons pas affaire à une violence nihiliste sans objet, mais à un discours social sur un vécu insupportable » (Saïd Bouamama).
Un double paradigme serait à associer à ce phénomène, celui du couple décolonisation-néo-colonialisme, le second terme faisant, au dire de spécialistes, « de la Vè République une république encore plus coloniale que la IVè » (J. Copans ou J.-P. Dozon) ; et celui du statut des femmes dans la patrie si bien nommée des DroitsdelHomme, où leur égalité sans cesse proclamée se voit sans cesse bafouée.
A des degrés divers, immigrés, neo-colonisés et femmes (encore infériorisées au sein des deux précédentes catégories) possèdent un commun dénominateur : leurs quelques réussites individuelles plaident moins en faveur de la pseudo intégration quelle ne contribue à dénoncer les discriminations toujours reconduites qui les frappent collectivement.
La décolonisation na rien de lachèvement historique dune page tournée. Elle est un programme. De luttes.
Ce livre en fournit la démonstration.
Février 2006