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Résister

19.09.06

Depuis les attentats du 11 septembre 2002 aux Etats-Unis, le monde se trouve embarqué dans une situation de guerre.

Le choix en a été délibérément annoncé par le chef de la Maison Blanche et ses stratèges se voient investis de la mission de l’exécuter. Le drame des Twin Towers n’a sans doute joué le rôle que d’un prétexte justifiant le passage, antérieurement arrêté, à des actions armées visant d’abord l’Afghanistan, puis l’Irak. Les démentis vertueux n’étant plus praticables, on sait désormais que l’arrogance de la super-puissance ne se prive ni de mensonges, ni de violations du droit, au service de ses fins, qui sont triples : interdire tout développement national autonome, contrôler partout les ressources énergétiques et maintenir au Proche-Orient l’Etat prédateur d’Israël. Au-dessus des lois communes et des droits internationalement consacrés, le plus fort impose sa propre loi.

Le néo-libéralisme, sous la neutralité des vocables de globalisation ou mondialisation, conduit une lutte planétaire, chargée d’assurer sa domination dans tous les domaines, -économique, militaire, politique, idéologique et culturelle. Les formes varient selon les contextes. On trouve les pays de la première ligne qui subissent des agressions armées, Palestine et Irak. Ils sont immédiatement suivis par ceux du second front des violences plus ou moins directes, allant de la délégation de frappes aux coups d’Etat et aux blocus, - Colombie, Cuba, Venezuela. La liste révisée, dans le sens d’une plus grande extension, des « rogue states », programme les interventions à venir, en particulier contre l’Iran, accusé de vouloir se doter de l’arme nucléaire. L’expérience irakienne a cependant amené à en rabattre quant aux prétentions du Pentagone d’ouvrir plusieurs chantiers à la fois. Les nations les plus pauvres, qualifiées pudiquement de « moins développées » ou « en voie de développement », sont enfoncées dans leur détresse sous les coups de dettes inacquittables, de corruptions endogènes ou de refus d’assistance médicale, faisant, par exemple, du sida le meilleur auxiliaire néo-colonial en Afrique. Les nations riches, « démocratiques » et « occidentales » comprises, ne sont nullement à l’abri. Les défaites des organisations de travailleurs, partis et syndicats, en bonne part dues à l’effondrement des pays dits « socialistes », ainsi que les gestions social-démocrates converties au libéralisme, ont laissé libre cours à la liquidation de droits acquis et d’anciennes conquêtes sociales. Privatisations, flexibilisations, délocalisations, consacrant un chômage que son irréductibilité déclare « structurel » et les barrières imposées à l’immigration, entre autres dispositifs, minent l’espace public et rendent leur chance aux recours fascisants et racistes. Le contrat substitué à la loi et la citoyenneté diluée dans les communautarismes préparent une Europe dont la « volonté populaire » et « républicaine », condition de toute souveraineté, serait exclue. Au reste, il y a déjà quelques lunes que la sociologie a détecté l’étonnante catégorie de « travailleurs pauvres » et que les « poches de pauvreté » du Premier monde ne cessent de gonfler. Cela veut dire en clair que la guerre en question est une guerre de classes. Le mérite de la mondialisation consiste à en précipiter la prise de conscience à son tour mondialisée, fût-ce sous les traits brouillés du mouvement anti/altermondialiste.

Le travestissement idéologique sous lequel l’offensive néo-libérale affiche sa légitimation est connu. Il s’agit du fameux « conflit de civilisations ». Il n’est pas nécessaire d’y insister, sauf à préciser qu’il présente cette particularité, que possèdent certains vêtements, d’être réversible. L’envers et l’endroit sont semblables, comme la copie et son modèle, au vrai copies conformes. Ici, Allah, le saint Koran, et le Djihad ; là, Dieu (ou Jéhovah), la sainte Bible et la Croisade, identifiés au Bien par leurs thuriféraires, au Mal par leurs détracteurs. Il est bien entendu que l’on n’a affaire, dans un cas comme dans l’autre, qu’à des recoins obscurs des religions révélées, non pas, comme on le prétend, des « fondamentalismes », mais plutôt des épiphénomènes sectaires auxquels les « vrais » croyants se sentent étrangers. A noter encore que l’antagonisme apparent dissimule une autre similitude, celle de l’origine, pas seulement du miroir. C’est la réponse du berger à la bergère, attentifs aux mêmes moutons, à l’instar des familles Bush et Ben Laden. Ce n’est pas tout. La consanguinité, ainsi qu’il en va dans les familles précisément, ne signifie pas égalité de condition. En l’occurrence, les comparses sont séparés par un fossé. D’un côté, la fine pointe de la technologie moderne et même post-moderne ; de l’autre, des procédés de type artisanal ; les moyens du maître et ceux de l’employé. Soit, pour appeler les choses par leur nom : l’hyper-terrorisme d’Etat et l’hypo-terrorisme de groupe, le terme de Résistance, n’en déplaise aux servilités de l’information, devant être évidemment réservé à leurs communs adversaires/victimes.

La dernière période, marquant le passage à la situation de guerre, a donc vu le discours du terrorisme occuper la place de celui du droit en tant qu’idéologie dominante. On comprend que ses manifestations puissent relever conjointement de la force militaire et de la décision administrative, - le missile et le char au Moyen-Orient, le « plan social » en Europe, l’humanitaire ailleurs. Or, le fait que l’impérialisme soit ambidextre, main de fer et patte de velours, s’il peut un temps abuser, ne diminue en rien sa nocivité.

L’entretien que l’on va lire entre Karim Mroué et Abdelaziz Belkeziz confère à cette toile de fond de notre actualité un éclairage d’une salutaire vivacité. Il ne s’attache pas à en écarter les couches étrangères avec la patience du restaurateur, ni à en expertiser les falsifications. Sans colère et sans haine, au contraire, en toute équanimité, il s’exprime derrière l’écran, narrant et commentant les vues et les bévues, les failles et les faillites, l’engrangé et le perdu, en doutes et en certitudes, d’une critique mariée au quotidien, c’est-à-dire à l’histoire, au vrai une histoire, avec et pour ceux qui ont tenté d’y inscrire leurs actes. Saisir le vif afin d’en faire une arme contre les dominants, - individus et idées. Qu’on en juge. Karim Mroué est arabe, d’une famille de dignitaires religieux musulmans et il est un dirigeant communiste. Qui peut faire pire, à l’heure du « Vade retro, Satana » planétaire ? Quand une seule de ces trois qualités – l’origine, la religion et l’engagement politique, suffit à désigner un « terroriste » et la cible d’un « attentat ciblé » justement ? Il est vrai qu’au Liban, sans doute plus qu’ailleurs, il est aisé d’échapper aux boîtes dans lesquelles on cherche à vous enfermer. Car, de surcroît, Mroué est libanais. Vous savez cet étrange Etat confessionnel, ainsi que l’avait défini notre ami commun assassiné, Mehdi Amel (Hassan Hamdan), qui se perd dans ses propres jeux de pistes politico ethniques, et que ses voisins, après ses colonisateurs, s’acharnent inlassablement à dépecer, Pologne, plus que Suisse, en Méditerranée, dont la population excède amplement les frontières. Mroué, peu lui chaut.

Quiètement, placidement, il assume. Ce serait pourtant fort goûté, point uniquement rive gauche, une petite plongée introspective, avec un zeste d’anthropologie et deux doigts de psychanalyse, dans des impasses rédhibitoires, sur fond de conscience déchirée. Décidément non, tant pis pour les mystères de l’identité. Les images, si distribuées en Occident, en prennent un coup, celle diabolisante du « fou de Dieu », héritier de « l’homme au couteau entre les dents », et celles édulcorantes de l’arabe « intégré », du musulman « modéré » ou du communiste « repenti ».

Il sera donc question du monde arabe, de l’islam, du communisme, du Liban, de la Palestine, de la Russie et de…la Chine, dont Mroué a beaucoup plus largement traité dans des ouvrages antérieurs non traduits qu’on trouvera référencés en bibliographie. Son expérience et sa réflexion, d’enracinement à la fois national et international, les parcourent, à l’instigation du meneur de jeu exigeant qu’est A. Belkeziz, grâce auquel s’établit un dialogue sans complaisance. On verra que les clichés ne sont pas de mise en cet échange. L’histoire du parti libanais, dont Karim Mroué partagea longtemps la direction, enchevêtrée dans celle du mouvement communiste, fait apparaître le difficile cheminement de l’âpreté dogmatique et de l’inféodation au modèle soviétique, à des interrogations soucieuses de n’éluder aucun domaine. Ceux qui savent à quel point la greffe marxiste a eu du mal à prendre dans les sociétés arabo-musulmanes, où les mots d’ordre, à prétention universelle, de l’Internationale communiste se sont heurtés aux résistances spécifiques que représentaient l’absence de tradition militante, la composition sociale majoritairement paysanne, le statut de la femme et le poids du religieux, ceux-là apprécieront l’examen intransigeant des aggiornamenti, des renoncements et des autocritiques. Ils portent sur les fondements théoriques d’une démarche s’entêtant à se réclamer du marxisme : les conditions de possibilité du socialisme dans le contexte national libanais, les alliances de classes, la fonction du parti, la nature et les formes d’un pouvoir de transition (« dictature du prolétariat »), le recours à la violence révolutionnaire ou la valeur retrouvée de l’utopie.

S’il n’est pas tendre avec ceux qu’il considère comme des renégats, modèle Gorbatchev, ou avec les égarés qui, en revenant à l’Islam, ont régressé « de la science à la métaphysique », Mroué s’emploie à passer en revue critique, sans vaines polémiques, les grandes thèses et les courants qui ont animé le parcours du mouvement communiste, de Lénine à Gramsci, à l’eurocommunisme et au socialisme dit « de marché ». Large place est faite au rôle des intellectuels marxistes, en particulier français. Sans doute pourra-t-on, comme il se doit en pareille matière, discuter telle prise de position ou tel jugement, éprouver un doute excessif, par exemple, sur la capacité théorique d’apprécier aujourd’hui le stade de la mondialisation atteint par les rapports capitalistes de production ou les réserves concernant les perspectives révolutionnaires. On ne saurait néanmoins sous-estimer la grande leçon que Karim Mroué dégage des péripéties d’un itinéraire, dont il fut à la fois l’acteur et le témoin. Elles se ramassent dans la nécessité, désormais incontournable, de faire prévaloir la règle démocratique en tous lieux, qu’il s’agisse des organisations, dont le parti de classe, ou de la société, avant comme après la rupture politique. Mroué plaide, en ce sens, pour la constitution de « blocs historiques » dans chaque pays. Il n’est pas d’autre voie pour le monde arabe singulièrement, contraint de combattre en faveur d’une double libération : du despotisme de ses régimes politiques et de leur soumission au capitalisme globalisé sous hégémonie U.S.

Samir Amin, dont on sait qu’il est une des hautes figures progressistes de notre temps, apporte sa contribution, en jetant les bases d’une histoire du communisme égyptien avec la volonté d’éclairer ses prises de position face aux défis de la modernité.

L’ouvrage ne se limite pas à ces deux ensembles. Il offre au lecteur francophone et plus largement « occidental », la primeur de regards, parmi les plus avertis, attentifs à l’histoire du communisme dans le monde arabe. Karim Mroué complète son approche de celle du parti libanais, par le traitement, d’une audacieuse pertinence, des divers P. C. du Machreq au Maghreb, cependant que Samir Amin, réfléchi sur la complexe aventure du P. C. égyptien.

Surgissent ainsi plusieurs décennies de trames conjoncturelles inconnues, méconnues ou méprisées, qui se voient restituées dans leurs contextes locaux et internationaux, eux-mêmes si pleins de bruits et de fureurs que leur perception s’en est bien souvent trouvée obscurcie. L’européocentrisme en prend un sacré coup. Car il ne s’agit nullement d’une défense et apologie, tout au contraire, ici encore, le démontage des préjugés, des idées reçues et des procès d’intention, fait apparaître dans sa réalité concrète le travail de communistes en proie aux contradictions de leur situation et des cohérences susceptibles d’en autoriser la maîtrise. Un tel travail, à l’évidence, ne saurait être exempt de méprises, de désillusions et de conflits, mais il cherche, à chaque étape, à se tenir au plus près de l’intérêt de ceux qui sont à la peine, les masses si bien dites laborieuses, dominées et néanmoins majoritaires. C’est pourquoi les narrateurs, parce qu’ils ne sont pas des spectateurs, seraient-ils « engagés », inscrivent leurs propres existences dans ces luttes dont ils ont concrètement vécu les déboires et les enthousiasmes. On saura à nouveau gré à Karim Mroué et à Samir Amin, de n’avoir pas craint de nourrir leurs analyses d’éléments autobiographiques qui viennent étayer, d’expérience, leurs appréciations et leurs jugements. Puissent-ils inviter le lecteur à repenser l’idée même de communisme pour en faire sortir la seule réponse adéquate à la mondialisation impérialiste.

P.S. L’actualité (juillet-août 2006) n’a pas attendu pour ajouter un nouveau chapitre au couple guerre/résistance. Dans le cadre de la stratégie états-unienne du « Grand Moyen-Orient » et de la « Guerre infinie », l’Etat d’Israël vient d’étendre au Liban la politique d’occupation coloniale, de destruction et d’extermination qu’il a de longue date mise en œuvre en Palestine. Après le saccage, déguisé en exportation de la « démocratie », de l’Afghanistan et de l’Irak, le fantasme sioniste d’un protectorat sur une nation éclatée en communautés ethniques ou religieuses peut se flatter de quelques succès : 1100 morts et 3500 blessés, pour la plupart civils, dont de nombreux enfants ; un million de réfugiés, soit le tiers de la population ; des villes et des villages anéantis ; toute l’infrastructure détruite, - l’essentiel du réseau routier, et 145 ponts, qui auraient permis le passage de secours, 5 centrales électriques (avec une catastrophe écologique en Méditerranée), 6500 entreprises, des écoles, des hôpitaux…Face à ces crimes de guerre dûment programmés et systématiquement exécutés, face au silence et à la complicité de la quasi-totalité des gouvernements, la résistance de tout un peuple, réduit à des moyens de défense, sans commune mesure avec une puissance de feu à la fois aérienne, maritime et terrestre, est parvenue à tenir en échec la « 4ème armée du monde », à s’assurer la solidarité des dominés du monde entier et à renforces encore leurs sentiments d’hostilité anti-impérialiste.

(Préface a livre de S. Amin et K. M’roué, Communistes dans le monde arabe, Paris, le Temps des cerises)


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