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Le fidèle et le citoyen

20.02.07

Je dois tout d’abord vous dire que c’est un honneur pour moi d’ouvrir ce colloque, dont je mesure toute l’importance et dont je souhaite, car notre époque en a besoin, qu’il parvienne à des résultats positifs.

Mesdames et Messieurs,
Chers Collègues,
Chers amis,

Dans le peu de temps dont je dispose je ne vais pas pouvoir vous infliger un long discours sur ce que j’ai appris en matière de philosophie de la religion, mais je vais vous faire part de quelques réflexions. Disons, pour prendre une métaphore commode, qu’il s’agira pour moi de vous offrir un portemanteau, en vous laissant le soin de poser vos vêtements dessus.

Je m’arrêterai un instant à ce qui fait le substrat de notre rencontre, l’état des croyances dans le monde d’aujourd’hui, convaincu que je suis que c’est à partir de là qu’on peut mesurer la dimension pratique et non pas seulement théorique du « comportement civilisationnel ».

Je relève trois considérations.

La première tient au constat, statistiquement établi, que le nombre des non-croyants n’a pas cessé d’augmenter. En moins d’un siècle, notait-on, il y a déjà une vingtaine d’années, le nombre des athées est passé de 225.000 à plus de 213 millions et celui des agnostiques de près de 3 millions à 825. Ils excèdent actuellement le chiffre des chrétiens et des musulmans, les uns et les autres autour de 2 milliards 200 millions. Or, cette population là, n’est pratiquement jamais évoquée. Second point : l’Islam n’est pas seulement devenu la première religion du monde, mais son dynamisme fait contraste avec le christianisme, qui avait longtemps occupé cette place. On se souvient de l’importante extension de l’islam en Afrique noire, qui se présentait comme l’idéologie des opprimés alors que le caractère messianique du christianisme faisait cause commune avec les puissances coloniales. Il y a une quinzaine de jours à peine, la revue Le Monde des religions publiait une enquête sur les catholiques français, faisant apparaître une véritable régression qui s’étendait des ignorances historiques et cultuelles (catéchisme, fêtes religieuses), à l’absentéisme dans la pratique (baptêmes, mariages, messe) et à la crise des vocations religieuses (de la prêtrise aux ordres). On peut penser qu’une telle situation contribue à alimenter, pour une part, la thématique du « conflit des civilisations » et de la diabolisation de l’islam par l’impérialisme. Il est vrai, ce sera ma troisième remarque, que notre modernité a vu le surgissement des extrémismes qui n’épargnent aucune foi, qu’il s’agisse du catholicisme, du judaïsme ou de l’islam, selon des formes et des proportions diverses, mais dont on peut s’assurer que les motivations politiques l’emportent sur celles de la croyance.

Je viens donc à mon sujet, en commençant par les deux figures qui le définissent.

Le fidèle, qui vient du latin, fidelis, fides, désigne celui qui a la foi et celui qui est loyal, mais aussi le féal, qui doit obéissance à un seigneur. Le terme de citoyen, de civis, civitas, différent de citadin, apparaît beaucoup plus tard, avec la Révolution française de 1789. Il se substitue et s’oppose à ceux de sujet (cf. la formule : « la France compte 21 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement »), qui fait couple avec monarque, et de croyant, ou fidèle. On sait ce que furent l’apologie de l’athéisme et les proclamations d’anti-cléricalisme des Lumières, préparatoires à la Révolution, qui donneront, en France, naissance à une longue tradition de pensée et d’orientation politique. Précisons également que cette attitude, parfois non sans agressivité, s’entendait à la fois des croyances religieuses en général, de l’agnosticisme ou de la simple indifférence. Ainsi le mot de Citoyen par lequel chaque individu était tenu de se nommer, et le Roi lui-même, désacralisait et laïcisait le mot Monsieur, abréviation de Monseigneur. Par distinction d’avec l’infidèle, incroyant ou non croyant, le fidèle renvoie à une extériorité, une transcendance, puissance surnaturelle, un Dieu, ou politique, un Chef ou un Maître, généralement représentés par un livre fondateur, -Bible, Coran, Popol Vuh, Vedas, Loi (royauté de « droit divin »), l’idéal à atteindre étant souvent fondé sur un mythe d’origine et un rituel auquel se conformer.

Or, nos deux catégories permettent de penser deux types de sociétés.

Ordres, confréries ou monastères suggèrent l’idée d’une société de fidèles, mais ne sont que des microsociétés autarciques. Une société de fidèles sera dite au sens propre, sur lequel point n’est besoin d’insister, théocratie, ou, par assimilation/dérivation, monarchie, oligarchie, tyrannie ou dictature. Tous ces régimes présupposent une adhésion absolue, du fidèle-féal, qui, à son tour, peut connaître des statuts différents, de la soumission acceptée ou imposée, à la « servitude volontaire », caractérisée par La Boétie. Nombre de sociétés de cet ordre ont vu le jour historiquement. Je prendrai un exemple, qui se situe, en quelque sorte, à leur carrefour, celui de Savonarole, qui conquit le pouvoir dans la Florence du XVème siècle.

L’autorité de ce moine s’appuyait à la fois sur une critique féroce des mœurs corrompues des Médicis et du Pape, et sur l’enthousiasme des pauvres, des déshérités de la cité. Savonarole avait formé une milice, essentiellement composée de jeunes gens, qui lui servaient à la fois d’informateurs et de propagandistes. Il organisait au centre de la ville des bûchers expiatoires, où les femmes riches venaient jeter leurs parures et leurs bijoux. On vit même le célèbre peintre Botticelli y faire brûler ses toiles en signe de repentance. Le Pape Alexandre VI sortira vainqueur de l’épreuve de force et Savonarole finira pendu et brûlé. L’intéressant, pour nous, de cette affaire est que certains historiens ont qualifié l’événement de « théo-démocratie ». Toutes les sociétés offrent des illustrations de prise et d’exercice du pouvoir obéissant à de semblables conditions : les humbles contre les puissants, dynamisés par un message religieux. Et puisque nous sommes en Tunisie, je renverrai aux pages célèbres qu’Ibn Khaldûn a consacrées à l’épopée de Abu Yazid, qui leva les paysans contre les Fatimides, fit assassiner des imams dans leurs mosquées, l’emporta contre des chefs de guerre, et connut un sort analogue à celui du prédicateur florentin, pour avoir, quant à lui, troqué sa djellaba contre une tenue d’apparat et son âne contre un cheval. Ces tentatives nous font comprendre ce qui se passe aujourd’hui avec l’islam politique, seule expression correcte pour désigner le fondamentalisme musulman, lorsqu’il s’agit de fonder une cité sur des préceptes religieux. C’est ainsi que la référence à la sharia sur le plan politique va jusqu’à se dispenser de toute solide base doctrinale, ceux qui s’en réclament et cherchent à l’imposer, réduisant, dans leur ignorance, l’islam à leurs propres fantasmes, à la différence des théologiens ayant autrefois provoqué des dissidences. Ces dernières ont existé partout, mais elles ont peut-être pris, en terres musulmanes, des formes plus nombreuses, à en croire un Henri Laoust (Les schismes en Islam).

Si nous passons à la société de citoyens, nous en relevons au premier abord, l’absence de considérations transcendantes. Tout se passe dans l’immanence historique. L’histoire en est l’unique lieu d’exercice. Elle ne joue le rôle ni d’un substitut, ni d’une illustration, ni d’un retour nostalgique vers un temps originel, ni, moins encore, d’un mauvais moment à passer. « Ni Dieu, ni maître », comme affirme le slogan anarchiste. La catégorie fondamentale sur laquelle elle est bâtie est celle d’égalité. Egalité précisément des citoyens, dont aucun ne peut être dit supérieur à un autre, sinon du fait d’une décision électorale, elle-même prise, sous le sceau de l’égalité.

Nous sommes en présence du régime dit démocratique, ou républicain.
Montesquieu et Rousseau en ont fixé les traits, - la loi, les lois, le contrat social, y compris quant au travail, le libre consentement, ou le consensus, comme on dit volontiers aujourd’hui, la souveraineté populaire, la règle de l’expression majoritaire. Au rapport de l’homme à Dieu, est substitué le rapport de l’homme à l’homme, « mesure de toutes choses ».

Peut-on maintenant parler de sociétés de fidèles/citoyens ? Il me semble que la réponse est positive. Je prendrai cette fois l’exemple d’un épisode la Révolution française. Celle-ci entendit briser avec l’Ancien Régime, et fut par conséquent, - je l’ai rappelé, anti-féodale et anti-cléricale. Néanmoins, son héros le plus radical, Robespierre, considéra que l’on ne pouvait se passer de toute référence religieuse, cette dernière fût-elle laïque. Il voyait en effet dans l’athéisme une attitude aristocratique inapte à servir les intérêts du peuple. Il instaura, dans cet esprit, le Culte de l’Etre Suprême, autrement dit le culte de la Raison, qui devait avoir ses temples, ses cérémonies et ses fêtes commémoratives. La Raison remplaçait Dieu et se trouvait promue au rang de norme sociale. La tentative connut l’échec et ne fut plus répétée, du moins sur le plan politique, car l’individu reste libre de ses options personnelles (exemple la « libre pensée »). Nous sommes ici en présence de l’option triomphante, celle du clivage public/privé, qui se traduit par la séparation du politique et du religieux, de l’Eglise et de l’Etat. Une autre doctrine, moderne, délivre une leçon plus pertinente et plus adéquate au double statut qui nous a inspiré. La Théologie de la Libération, qui a joué et joue un rôle si important en Amérique latine, singulièrement au Brésil, avec les Communautés ecclésiales et le Mouvement des paysans sans terre, qui représentent des millions de personnes, s’est résolument constitué dans un contexte révolutionnaire. Dénonçant la collusion du Vatican et de ses plus hauts dignitaires, dont le Pape, avec les puissances dominantes et la réaction politique, si brutale en Amérique latine, ainsi que leur trahison de la mission sociale assignée à l’Eglise, les théologiens qui s’en réclament défendent le retour à la religion des pauvres, qui est, selon eux, celle du Christ, et ne la jugent nullement incompatible avec l’adhésion aux idées progressistes avancées par Marx et les marxistes.

Voilà, rapidement exprimé, ce qu’il en est de nos trois types de sociétés. Toutefois quand on les considère avec une plus grande attention, il me semble possible, à partir du panorama ainsi offert, de proposer une thèse faisant appel à d’autres déterminations que celles qu’il m’a paru bon de tout d’abord retenir. Je veux parler du concept du politico-religieux. En théorie, ou en première approximation, il faut convenir qu’il n’est pas de transcendance et que l’ordre du religieux et l’ordre du politique sont différents. La croyance, en outre, contrairement à ce que pensait Durkheim, n’est pas univoque : il existe bien deux formes, la croyance qui se confond avec la foi et la croyance laïque, par exemple en des droits strictement humains. C’est pourquoi, en réalité, il faut admettre que toute religion est politique. Toute religion est inscrite dans l’histoire humaine. Il est une historicité de la foi, car, la foi, d’une part, jusque dans l’indicible de ses valeurs, se dit dans l’histoire, et, d’autre part, elle entretient avec le pouvoir, quel qu’il soit, une relation nécessaire, tantôt pour l’influencer et tantôt pour le conquérir. Les liens étroits qui unissent les Princes à l’Eglise (terme générique), les confusions entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, suffiraient à le montrer. Ce fut le cas de tous les monothéismes notamment. Pensons aux Prophètes d’Israël, tous des guerriers ou des chefs de tribus, à Mohamed, qui fut chef spirituel et chef militaire, fondateur de religion et fondateur d’Etat, à un Henri VIII qui s’inventa une religion, au Vatican, un des Etats les plus anciens, les plus puissants et les plus riches de la planète. Du côté des hérésies et des schismes, Cathares, Qarmates et autres, la Réforme, par exemple, pour le christianisme, n’est-ce pas le pouvoir politique qu’ils visaient, à travers leurs messages théologiques ?

Je soutiendrai que la réciproque est vraie : la politique, quoi qu’elle prétende, n’est pas à l’abri de la religion et il n’est pas de politique non religieuse. La politique n’a pas encore réussi à se débarrasser de toute transcendance. On pourrait examiner les unes après les autres les démocraties que l’on dit « modèles » de l’Occident, on n’en trouverait aucune qui ne soit soustraite au diagnostic. J’en vois la preuve dans la présence de l’imprégnation religieuse au sein des démocraties elles-mêmes, ou des régimes qui se déclarent tels. Aux Etats-Unis, les représentants de la nation jurent sur la Bible (ou, tout récemment, pour l’un d’entre eux, sur le Coran) en prenant leurs fonctions, la prière ouvre le conseil des ministres, le billet vert proclame « In God we trust » ; autrefois, au moment de la guerre du VietNam, le Cardinal Spellman assurait que Dieu était « américain », aujourd’hui le Président Bush entame une « croisade » contre le monde musulman. L’Etat d’Israël, « seule démocratie » du Proche-Orient, est-il autre chose qu’une théocratie, qui refuse de dire son nom, confiant l’école aux rabbins, interdisant les mariages laïcs et divisant ses citoyens en catégories inégales ? Au titre du mimétisme politico-religieux, n’a-t-on pas vu l’URSS athée célébrer des baptêmes et des mariages « communistes » et consacrer d’anciens temples à l’athéisme ? L’Eglise polonaise, au terme de plus de 50 ans de déchristianisation nationale forcée, n’a-t-elle pas joué un rôle déterminant dans la fin des pays socialistes ? Le premier acte du président de la démocratie tchécoslovaque post-communiste n’a-t-il pas été d’inviter le Pape et celui des nouveaux maîtres du Kremlin de se déclarer croyants, fidèles ? Et l’on sait que le culte de la personnalité, si banal sous tous les régimes, démocratiques inclus, n’a nullement épargné l’URSS égalitaire.

Si l’on veut bien enfin s’arrêter au fait que se conjuguent dans tous ces régimes « démocratiques », le sentiment (la réalité ?) d’une transcendance de l’Etat, perçu comme ayant une existence détachée de celle de la société, singulièrement de ses classes, et le poids d’inégalités irréductibles, force sera d’en venir à la conclusion que la démocratie reste à établir. Toute démocratie fonctionne à l’exclusion. Il en est ainsi depuis la fameuse démocratie grecque, qui aurait servi de matrice. Elle ne comptait que 40.000 citoyens sur quelques 200.000 habitants. Les femmes, les métèques et les esclaves étaient privés de la citoyenneté. Aujourd’hui même, grâce aux politiques de contrôle de l’immigration, la citoyenneté retrouve sa signification de privilège. La démocratie « tout court » tant vantée, lors de la chute du mur de Berlin, n’est qu’un monstre sémantique. La démocratie est un processus continu, qui se corrompt aussitôt qu’il perd son dynamisme. On montrerait aisément, alors que les dictatures elles-mêmes se déclarent démocratiques et qu’il n’est d’autre régime que républicain, que nos actuelles démocraties sont toutes malades…

Notre réflexion sur les paradoxes du fidèle et du citoyen débouche de la sorte sur la nécessité de jouer la démocratie enfin parvenue au stade politique contre les ordres dominants qui se couvrent d’une sacralisation usurpée du religieux.

Georges Labica
Conférence faite à Tunis, à paraître dans les Actes) (février 2007)


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