Joëlle Aubron, Georges Cipriani, Nathalie Ménigon et Jean-Marc Rouillan, considérés comme les « chefs historiques » du groupe Action directe, sont détenus depuis 17 ans, en particulier pour les meurtres du général René Audran, Directeur des relations internationales du ministère de la défense (janvier 1985), et du PDG de Renault, Georges Besse (novembre 1986).
Leur camarade Régis Schleicher, jugé pour « association de malfaiteurs », après plusieurs rejets de demandes de libération, entre dans sa 21e année dincarcération. Cest parce quils sont des prisonniers politiques, bien que lÉtat français ne reconnaisse pas cette qualité, que, dès leur arrestation, ils ont été condamnés à la perpétuité par une cour dassises spéciale exclusivement composée de magistrats professionnels (application rétroactive des lois « antiterroristes » de Pasqua), et quils ont été soumis à un véritable programme de destruction. Au sein dun système carcéral, constamment dénoncé par toutes les enquêtes nationales et européennes, comme lun des plus iniques qui soit, conditions de détention, surpeuplement, absence totale de droits, durée des peines, ils ont fait en outre lobjet dun traitement dexception, qui ne sest jamais relâché. Entièrement livrés à larbitraire de ladministration, ils ont connu un quotidien fait de longues et systématiques mises à lisolement, de fouilles à répétition, de parloirs délivrés au compte-gouttes, de courriers sévèrement contrôlés, voire non distribués, de rétention dinformations de presse, ainsi que des perfusions de force à la suite de très longues grèves de la faim (plus de cent jours).
Acharnement répressif
En dépit de nombreuses et sévères interventions délus, députés et sénateurs communistes et verts, leur situation, loin davoir changé, na fait que se détériorer. Alors quils se trouvent à quelques mois de la fin de leur peine dite « incompressible » (18 ans), lacharnement répressif a poursuivi son uvre. Ils sont tous les quatre atteints de pathologies graves. Nathalie Ménigon, victime de deux accidents vasculaires cérébraux, imputables à ses conditions de détention, sest, à plusieurs reprises, blessée profondément (jusquà 41 points de suture) pour obtenir dêtre soignée. Atteinte dhémiplégie et profondément dépressive, elle a dû, les promesses nayant pas été tenues, engager une nouvelle grève de la faim du 16 au 26 février dernier, quelle a interrompue sur la demande de ses amis, afin dattendre le verdict dappel de sa demande de suspension de peine, reporté du 26 mars au 9 avril. Georges Cipriani, souffre depuis plusieurs années de troubles psychiques. Il a été interné en division psychiatrique pendant 18 mois, puis replacé en détention. Tous les deux auraient dû être libérés depuis longtemps pour raisons médicales, et singulièrement au titre de la loi Kouchner du 4 mars 2002, dont a bénéficié un Maurice Papon. Or, il nen a rien été et le pourvoi de Nathalie Ménigon vient dêtre à nouveau rejeté, le jour même où la Justice, sous des attendus quelque peu différents, donnait une suite favorable à celui de Le Floch Prigent.
Le 7 mars, Joëlle Aubron a été transférée de la prison de Bapaume au service de neurochirurgie du CHRU de Lille, afin dy être opérée dune tumeur au cerveau, métastase dun cancer du sein ou du poumon. Sa famille, qui navait pas été prévenue par ladministration, mais seulement alertée par une amie, dont le parloir avait été suspendu, ni son avocat, nont pu la voir avant cette dure épreuve. Menottée à son lit durant les jours qui ont précédé lopération, sous la garde de 3 officiers de police à la porte de sa chambre ouverte en permanence, elle a été à nouveau entravée, après lopération. Ce nest quà la suite de protestations et dune campagne de presse que le préfet concerné a mis fin à cette situation. Ramenée à la prison de Bapaume, avant de suivre une dizaine de séances de rayons, et laissée sans aucun suivi médical, elle a dû être une nouvelle fois transférée durgence à la suite dun évanouissement et dune chute ayant entraîné une blessure à la tête. Cette fois encore, sa famille na pas été immédiatement informée. Et ses parloirs ne sont toujours pas reportés de la prison sur lhôpital.
Jean-Marc Rouillan enfin, atteint dun cancer du poumon décelé il y a trois mois, vient seulement dêtre conduit au secteur pénitentiaire de lhôpital de Lyon.
Lexigence dune libération immédiate, qui fait lobjet dune pétition à linitiative de leurs amis, devrait rencontrer la plus large adhésion.
La vengeance dÉtat
Que les plus hésitants et les « belles âmes » elles-mêmes se rassurent. Il ne leur est demandé aucun ralliement idéologique. Le seul souci humanitaire est dautant plus suffisant quil est avalisé et garanti par une disposition juridique. On notera cependant que lacceptation explicite de lexception, savoir la maladie, entérine tacitement la règle, autrement dit la mort programmée. La vengeance dÉtat, car cest bien delle dont il sagit, ne sy voit nullement mise en cause. Labolition officielle de la peine de mort peut parfaitement saccompagner de son application officieuse. Il est avéré que lallongement de la durée des peines en représente leffet compensatoire, si lon peut dire, qui appartient aussi aux spécificités du système judiciaire français. En outre, à larrière-plan, se découvre le fonctionnement dune justice de classe, dotée de plusieurs vitesses, ou de plusieurs étages, comme on le dit des fusées. Tout dabord, la gravité dun délit se mesure à la condition sociale de celui qui la commis. « Selon que vous serez puissant ou misérable… », ladage est aussi vrai de la post-modernité et de la Ve république que du Moyen Âge ou de la Rome antique. Dautre part, le délit et la sanction sallègent aussitôt que lon passe du « droit commun » au domaine des affaires. On ne compte plus les non-lieux et autres remises de peine si généreusement distribués aux fraudeurs, concussionnaires, prévaricateurs ou initiés, pour peu quils détiennent un poste de quelque importance dans les hiérarchies politiques et économiques. En regard dun vol de pommes, on le sait, la prédation boursière et lescroquerie au détriment du budget public ne sont que péchés véniels, dont nul, de surcroît, ne se soucie de mesurer les effets sociaux.
Au sommet, limpunité ne concerne pas uniquement lexorbitant placement hors-droit dun Président, ni limprobable statut de cours de justice, où pourraient comparaître des ministres, elle sétend bel et bien, par une sorte de capillarité, à tous les agents sans aucune exception de la puissance publique, dont elle permet de relativiser les méfaits. Le flic voleur, violeur, cogneur ou assassin, quand sa charge devrait induire lalourdissement des châtiments encourus, bénéficie, au contraire, dégards, dont sont jugés indignes ses homologues de ladite société civile. Et les moyens de se soustraire à toute sanction se multiplient en remontant léchelle des pouvoirs, au point quaux responsabilités les plus élevées correspondent les degrés dirresponsabilités les mieux assurés. « Responsable nest pas coupable », autre air connu. En clair, lÉtat, détenteur de la violence, qui nest pas seulement symbolique, et garant de sa propriété par les propriétaires au prorata précisément de leur propriété, lÉtat est intouchable. Ses serviteurs, ou, plus exactement, ses maîtres, que sont ses représentants, le sont aussi. Cest pourquoi un Dumas, un Mitterrand fils, tel ou tel ministre ne sont pas ou si peu inquiétés. Cest pourquoi un Sirven et un Le Floch Prigent se voient exemptés de peines pourtant minimes et profitent de la loi Kouchner. Cest pourquoi un Papon, qui na écopé que 10 ans, et qui a sans doute connu des conditions privilégiées durant sa courte détention, se retrouve libre. Un commissaire, qui, ailleurs, aurait jalousement veillé au menottage, se rend même à son domicile vraisemblablement plutôt pour prendre des nouvelles de sa santé que pour sassurer quil a bien laissé au fond dun tiroir la Légion dhonneur, quen principe, il na plus le droit dexhiber. On se trouve ici dans le contre-exemple absolu. Les centaines de déportés juifs, les centaines de morts algériens relèvent de lordre étatique et de son respect scrupuleux, de Pétain à De Gaulle, par un ministre et un préfet, et non des registres de la criminologie. Le précédent des généraux de lOAS, dûment rehabilités par un F. Mitterrand, était déjà éclairant.
Les « terroristes », ce sont les militants dAction directe, en aucun cas le Haut fonctionnaire galonné et décoré. Il y aurait pourtant encore matière à interrogation.
La haine intacte de la bourgeoisie
Car si le terroriste, comme on nous le hurle aujourdhui, cest le tueur dinnocents, civils de surcroît, en quoi les condamnés politiques pour les meurtres dun marchand darmes et dun exécuteur de « plans sociaux » mériteraient-ils une étiquette, dont se verrait dispensé le pro-nazi ratonneur ? A noter quici encore limpasse est faite sur les conséquences, par exemple, des « dégraissages », en nombre de vies brisées, de drames psychologiques et de suicides. Tant il est vrai que la violence systémique, quant à elle, travaille dans lombre et le silence. A moins que le terme de « terrorisme » ne soit réservé à ceux qui sen prennent à lEtat et à la personne de ses commis les plus éminents ? On se doutait bien que le « terrorisme dÉtat » nexistait pas et que les « attentats ciblés » ne pouvaient être quune exclusivité du Pouvoir. Dun côté limpardonnable du crime des crimes, de lautre, la mansuétude due aux « bavures » dans lexercice du devoir. Limpeccable logique de la clémence va jusquà ignorer les frontières, puisque la République offre, le cas échéant (et souvent échu) sa bienveillante hospitalité à un Bokassa, un Aoun ou un Bébé Doc.
Ajoutons quà ceux, nombreux assurément parmi les chefs-matons, des Directeurs de Centrale aux Préfets et Gardes des Sceaux, qui attendraient et souhaiteraient quelque repentance ou un acte de contrition de la part des détenus dAction directe, ou, à défaut, de lun dentre eux, on répondra tranquillement quon ne voit pas pourquoi on demanderait à ces prisonniers politiques (qui nen sont légalement pas) dadopter un comportement qui nest requis daucun prisonnier social, à partir du moment où, comme lon dit, « il a purgé sa peine » et « payé sa dette à la société ». Le moindre mea-culpa ne signifierait-il pas, en quelque façon, lanéantissement, pour la plupart de ces militants, dune moitié dexistence sauvegardée à force de détermination entre les murs de leurs cellules ? Leur dangerosité toujours mise en avant ne mesure que la haine intacte dune bourgeoisie à laquelle ils ont un moment fait peur. On paraît, à linverse, ne guère soffusquer quun Papon, toujours lui, se répande dans des colonnes dhebdomadaire, pour affirmer quil ne nourrit ni remords, ni regret.
Justice de classe
Et le terrorisme considéré en tant que transgression révolutionnaire ? Quelques instants dattention ne sont peut-être pas non plus inutiles. Dans la lutte engagée entre travail et capital, dans le combat anti-impérialiste, il est notoire que laction consciente de masse, selon les critères les plus sûrement établis, emporte le rejet de laventurisme gauchiste, selon lappellation consacrée. Lopiniâtre labeur de mobilisation et déducation condamne laction directe et son rêve dexemplarité. Un tel choix a incontestablement connu son heure, et, en bonne part, conserve sa leçon. Comment toutefois ne pas prendre en considération le fait que ce sont la conjoncture et lopinion, cest à dire le rapport des forces, aux évolutions souvent imprévisibles, qui font la décision ? Ce qui, pour les individus, se traduit par la mort, larrestation ou… un siège à lOnu. Et pour nous aujourdhui, les pères, les grands frères ou les cousins de ces « enfants perdus », auxquels nous avons parfois inculqué les radicalités soixante-huitardes et tiers-mondistes, de quels titres de gloire, et surtout de quelles victoires pouvons-nous nous prévaloir, du haut desquelles les juger ? De quel bilan historique ? Le comptage des pas nous serait-il si favorable, un ou deux en avant, deux ou trois en arrière ? Les soumissions consensuelles au (dés)ordre dominant constitueraient-elles le prix à payer pour nos bonnes consciences et la peur de lanarchie pour le renoncement au « grand soir », cette baudruche de nos lâchetés ? Trop pressés, trop imbus de nos certitudes, nous navions pas vu que la dialectique était également maîtresse de relativité.
Encore un mot. Le rejet des demandes de suspension de peine présentées par les avocats des prisonniers politiques dAction directe a coïncidé avec la décision gouvernementale, non encore exécutée, dextrader Cesare Battisti. Le rapprochement entre les deux situations a été opéré, à plusieurs reprises, y compris par le dernier nommé. Lappartenance de famille fait peu de doute. Mais il sagit, en réalité, de figures inversées. En témoignent les réactions contradictoires des opinions « de gauche », de part et dautre des Alpes. Ici, en France, on proteste avec véhémence contre la mesure annoncée, là, en Italie, on sétonne du parti pris de défense dun homme ayant échappé à la justice de son pays. On nen débattra pas. On ne recourra même pas à lhypothèse selon laquelle ce serait à nouveau une forme de complaisance vis-à-vis de la doctrine dÉtat de distinguer entre des ressortissants nationaux et un étranger, passibles donc dappréciations différentes. Il suffira davancer que « le respect de la parole donnée », invoqué par les plus neutres, ne saurait strictement équivaloir à lexigence de justice, le formalisme juridique ne pouvant faire le poids face à la dénonciation dun brutal déni du droit. Reste à espérer que le premier ne fera pas obstacle au second et quau contraire, les deux se confondront dans le nécessaire tollé contre la justice de classe et la vindicte dÉtat.