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Quelques aspects de la lutte idéologique aujourd’hui

22.09.03

Je me propose de parler de nous, c’est-à-dire des intellectuels. Non pas des intellectuels en général, qu’il serait fort malaisé de définir, mais de nous, intellectuels qui nous réclamons du marxisme ou qui nous disons marxistes, donc révolutionnaires, les deux termes étant par principe équivalents.

Si on les a séparés, ce n’est pas de ma faute. La question d’où je partirai est la suivante : est-ce que, en raison justement de cette équivalence, nous voulons encore aujourd’hui transformer le monde ou participer à sa transformation ? Le préalable consiste à nous demander : quel monde devons-nous transformer ? Ce qui nous conduit à interroger les représentations, c’est-à-dire l’idéologie, dont je rappelle qu’Ernst Bloch, dans son Principe Espérance, la définissait comme étant « l’harmonisation prématurée des contradictions sociales ».

Je dis tout de suite mon sentiment qui repose sur le constat d’un double retard, de notre fait, ce « notre » s’entendant collectivement. Il s’agit d’un retard par rapport à l’idéologie dominante, le libéralisme, et d’un retard sur le réel lui-même et la conscience encore diffuse qu’en prennent les travailleurs. D’un mot, nous ne sommes pas à la hauteur des tâches qui sont les nôtres ou que nous devrions remplir. Permettez-moi de me référer à deux périodes successives, celle de trop d’idéologie et celle de pas d’idéologie. Durant les années 68-70, on a eu affaire à une véritable inflation qui se traduisait par la multiplication des -ismes: stalinisme, trotskisme, althussérisme, gauchisme, maoïsme, révisionnisme, etc., et les affrontements auxquels elle donnait lieu avaient ceci de particulier qu’ils se produisaient au sein du même camp, ou de la même famille de frères ennemis.
Comparée à cette période, la nôtre: est tout à fait différente. Je la caractérise par la métaphore des « trois murs » du mur de Berlin au mur du silence, qui dissimule le mur de l’argent. C’est ce qu’on a appelé « la fin des idéologies ». L’expression, due à un intellectuel, qui n’appartient pas à la catégorie que j’ai retenue, qui est un idéologue au service du Pentagone, donc de l’autre « camp », n’est pas dénuée d’intérêt. Elle enregistre littéralement un trait fort de notre situation, savoir que la fin des empoignades n’est pas uniquement due à l’effondrement des pays du socialisme dit réel, et donc à la disparition du principal concurrent du capitalisme, qui valait ce qu’il valait, mais bien au constat d’une fin, puisque seule demeure en piste l’idéologie libérale. Cette fin, accompagnée de tant de louanges sur l’assimilation marché-démocratie, n’a rien d’une déclaration de principe ou d’une décision philosophique, comme on l’a parfois cru. Elle correspond très exactement à la phase de développement du mode de production capitaliste, dont Marx avait établi l’hypothèse, quand il parlait du « fétiche automate », de l’équation « A-A’ », où l’argent faisait de l’argent, comme le poirier portait des poires. Le règne du capital financier, de la spéculation et de la bourse, dispense de toute référence théoricienne, fut-elle imaginaire. Elle n’a même plus besoin d’une autre temporalité que celle de la corbeille : Fukuyama a raison, c’est la « fin de l’histoire », qui explique la mort de tout « récit », grand ou petit.

Le libéralisme est une doctrine de l’instantanéité. Le projet ou, à plus forte raison, l’action concertée des individus obéissant à un plan, n’y occupe aucune place. Le winner d’aujourd’hui est le looser de demain. J’ajoute que du financier au politique la conséquence est bonne, concernant les individus, soumis à de semblables mésaventures, et également les méthodes: dans nos sociétés la gestion a pris le pas sur la politique. L’absence ou l’effacement partout relevés, et tantôt célébrés, tantôt déplorés, de démarcation entre droite et gauche dans les pratiques de gouvernement, n’ont pas d’autre origine. Les politiques libérales, qu’elles soient conservatrices et réactionnaires ou social-démocrates, un peu plus « sociales », ici, ou, du moins prétendues telles, un peu moins, là, dures ou molles, marchent, par définition, au consensus gestionnaire, qui s’accommode, pour la galerie, de quelques bémols, présentés comme « alternatives ». C’est pourquoi le libéralisme est l’idéologie de la fin des idéologies. On connaît les ralliements qu’il a provoqués. Je n’évoque que pour mémoire, car ce serait trop facile, ces « révolutionnaires » soixante-huitards convertis en hauts fonctionnaires, en PDG, en patrons de presse ou en députés verts et roses, dont les itinéraires suffiraient à jeter un doute sur la nature de leurs engagements de jeunesse… Foin de ces « plans de carrière », il est assurément plus affligeant de regarder vers tous ceux qui sont demeurés attachés au vouloir de changement social, au sein des formations communistes ou socialistes ou sans appartenance partidaire, mais qui, accablés d’une conscience de culpabilité historique, ne sont parvenus ni à mener à terme leur conduite de deuil, ni, et surtout, à rester en éveil critique face au triomphe du libéralisme. L’adoption du vocabulaire de l’idéologie dominante, dont je ne puis parler longuement, reflète avec docilité ces glissements. L’exemple des pays socialistes se précipitant vers la démocratie des supermarchés, sous les applaudissements de l’ensemble du « monde occidental », va dans le même sens.

L’énorme succès de vente, d’abord aux E.U., qu’a connu l’ouvrage de Hardt et Negri, est tout à fait révélateur. Ce pavé indigeste a rendu l’éminent service de régler la question des étiquettes. L’impérialisme y prend la figure de l’Empire tandis que les classes se fondent dans la multitude. Du même coup, la conscience malheureuse reprenait des forces et des couleurs, au moment précisément où la notion d’impérialisme s’imposait pour qualifier la politique internationale du capital et celle de classes pour comprendre les formes émergentes de luttes antisystémiques. La querelle qui, en France, se mesure déjà en kilos de papier imprimé et en tintamarres d’invectives, autour de « l’anti-américanisme » est tout aussi éclairante. La « gauche » se trouve littéralement acculée à la défensive face à l’imputation dont se gargarisent les médias qui amalgament anti-américanisme, anti-sionisme et antisémitisme. Faute de, ou plutôt dans, le refus de juger impérialiste la politique des E.U. et colonialiste celle de l’Etat d’Israël, elle s’empêtre dans les filets de l’idéologie dominante, dont elle n’est plus que la vassale.

Car, c’est bien d’impérialisme qu’il s’agit et de la réplique anti-impérialiste qui s’impose. Contrairement à ce que l’on cherche à faire dire au terme d’anti-américanisme, l’impérialisme ne se limite nullement aux seuls E. U., il englobe la « triade », Europe et Japon inclus. Toutefois une distinction s’impose entre impérialisme dominant et impérialismes subalternes. La concurrence qui continue à les diviser ne ressemble en rien à celle d’autrefois, qui pouvait aller jusqu’aux conflits armés, elle ne franchit guère la ligne des déclarations d’intention. On le voit, comme prévu, aux efforts déployés par les « anti-guerre », les Chirac et autres Schröder, pour reprendre leur place dans la sainte alliance, une fois la victoire remportée par le parrain de la Maison Blanche. Et l’Europe, qui n’a rien fait, des décennies durant, pour obliger Israël à respecter le droit international, s’empresse de voter des sanctions contre Cuba.
Que constatons-nous depuis le fameux 11 septembre 2001, qualifié de « bénédiction » par un dirigeant israélien ? Sinon que les E. U. ont définitivement opté pour la guerre comme politique, ou, selon l’expression de M. Bush, « la guerre infinie », qui entraîne la théorie de la « guerre préventive ». Il convient de retourner la formule si éculée de Clausewitz : la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Ce choix est conforme à l’histoire états-unienne. Je n’insisterai pas, sauf pour souligner qu’il est dans le droit fil d’une tradition, conférant à la liberté une valeur centrale. Quelle liberté ? Celle d’entreprendre assurément, qui ne se préoccupe guère de s’enjoliver, qui veut vaincre pour dominer, avant-hier les Indiens, – seul génocide à peu près réussi de l’histoire, hier les Noirs, – toujours objet de discriminations féroces, et, de nos jours, les rouges, auxquels ont succédé les islamistes, étant entendu qu’est chaque fois jugée indispensable l’invention d’un ennemi. Le langage d’un manichéisme infantile est chargé d’habiller de religion la défense et apologie de la propriété. La tradition de la « vieille Europe », en regard, paraît quelque peu différente, en ce sens que la catégorie de l’égalité, – produit des luttes populaires et non tombée du ciel, y joue encore un rôle privilégié, y compris au sein des droites, contraintes de l’intégrer à leurs discours. Sans doute, l’Eden des droits de l’homme où règne le seul échange mercantile, s’emploie-t-il à gommer les différences, en réservant le même sort libéral à l’égalité et à la liberté, une certaine résistance toutefois parvient à se manifester.

Étroitement liés, le discours de la sécurité et le discours du terrorisme entendent interdire toute autre forme d’expression et assurer l’hégémonisme militaro-économique de la superpuissance. Dans cette logique, la militarisation s’étend au domaine économique et les politiques libérales démantèlent le public, le national et le social, en multipliant les mesures répressives. Or, c’est justement une telle situation qui rend vigueur et efficacité aux concepts marxistes. Qui les rend visibles à la fois sur le plan de l’intelligence des contradictions en travail dans le monde, dont nulle autre théorie ne dresse un état satisfaisant, et sur le plan des pratiques en cours d’altermondialisation, si bigarrées soient-elles. J’ai rappelé que les responsables politiques du « camp de la paix » s’empressaient de rallier le vainqueur, mais on ne saurait faire bon marché de l’opinion populaire qui, sous la forme d’un raz-de-marée sans précédent, dans le monde entier, les a appuyés et souvent devancés.

Le temps est donc venu pour les intellectuels qui se disent marxistes ou se réclament d’une gauche digne de ce nom, de s’affirmer comme tels. Au diable culpabilités, prudences et lâchetés, l’exigence de dire à quel camp on appartient fait retour. Elle est ancienne et tient ses lettres de noblesse d’une tradition dont les moments ont eu nom Voltaire, l’affaire Dreyfus, les guerres du Vietnam et d’Algérie, Sartre, Genet, ou, plus près de nous, Bourdieu. On pourra invoquer tous les post – que l’on voudra, – modernisme, capitalisme, socialisme…, on ne changera rien à ce fait que les rapports sociaux demeurent déterminés par la lutte, par le conflit, et non par le dialogue ou les consensus. S’il est vrai que la vérité « c’est ce qui emmerde », disait le circonspect Valéry, eh bien soyons, avec l’Incorruptible ce coup-ci, ses « surveillants incommodes ».
Georges LabicaJe me propose de parler de nous, c’est-à-dire des intellectuels. Non pas des intellectuels en général, qu’il serait fort malaisé de définir, mais de nous, intellectuels qui nous réclamons du marxisme ou qui nous disons marxistes, donc révolutionnaires, les deux termes étant par principe équivalents.
Si on les a séparés, ce n’est pas de ma faute. La question d’où je partirai est la suivante : est-ce que, en raison justement de cette équivalence, nous voulons encore aujourd’hui transformer le monde ou participer à sa transformation ? Le préalable consiste à nous demander : quel monde devons-nous transformer ? Ce qui nous conduit à interroger les représentations, c’est-à-dire l’idéologie, dont je rappelle qu’Ernst Bloch, dans son Principe Espérance, la définissait comme étant « l’harmonisation prématurée des contradictions sociales ».

Je dis tout de suite mon sentiment qui repose sur le constat d’un double retard, de notre fait, ce « notre » s’entendant collectivement. Il s’agit d’un retard par rapport à l’idéologie dominante, le libéralisme, et d’un retard sur le réel lui-même et la conscience encore diffuse qu’en prennent les travailleurs. D’un mot, nous ne sommes pas à la hauteur des tâches qui sont les nôtres ou que nous devrions remplir. Permettez-moi de me référer à deux périodes successives, celle de trop d’idéologie et celle de pas d’idéologie. Durant les années 68-70, on a eu affaire à une véritable inflation qui se traduisait par la multiplication des -ismes: stalinisme, trotskisme, althussérisme, gauchisme, maoïsme, révisionnisme, etc., et les affrontements auxquels elle donnait lieu avaient ceci de particulier qu’ils se produisaient au sein du même camp, ou de la même famille de frères ennemis.
Comparée à cette période, la nôtre: est tout à fait différente. Je la caractérise par la métaphore des « trois murs » du mur de Berlin au mur du silence, qui dissimule le mur de l’argent. C’est ce qu’on a appelé « la fin des idéologies ». L’expression, due à un intellectuel, qui n’appartient pas à la catégorie que j’ai retenue, qui est un idéologue au service du Pentagone, donc de l’autre « camp », n’est pas dénuée d’intérêt. Elle enregistre littéralement un trait fort de notre situation, savoir que la fin des empoignades n’est pas uniquement due à l’effondrement des pays du socialisme dit réel, et donc à la disparition du principal concurrent du capitalisme, qui valait ce qu’il valait, mais bien au constat d’une fin, puisque seule demeure en piste l’idéologie libérale. Cette fin, accompagnée de tant de louanges sur l’assimilation marché-démocratie, n’a rien d’une déclaration de principe ou d’une décision philosophique, comme on l’a parfois cru. Elle correspond très exactement à la phase de développement du mode de production capitaliste, dont Marx avait établi l’hypothèse, quand il parlait du « fétiche automate », de l’équation « A-A’ », où l’argent faisait de l’argent, comme le poirier portait des poires. Le règne du capital financier, de la spéculation et de la bourse, dispense de toute référence théoricienne, fut-elle imaginaire. Elle n’a même plus besoin d’une autre temporalité que celle de la corbeille : Fukuyama a raison, c’est la « fin de l’histoire », qui explique la mort de tout « récit », grand ou petit.

Le libéralisme est une doctrine de l’instantanéité. Le projet ou, à plus forte raison, l’action concertée des individus obéissant à un plan, n’y occupe aucune place. Le winner d’aujourd’hui est le looser de demain. J’ajoute que du financier au politique la conséquence est bonne, concernant les individus, soumis à de semblables mésaventures, et également les méthodes: dans nos sociétés la gestion a pris le pas sur la politique. L’absence ou l’effacement partout relevés, et tantôt célébrés, tantôt déplorés, de démarcation entre droite et gauche dans les pratiques de gouvernement, n’ont pas d’autre origine. Les politiques libérales, qu’elles soient conservatrices et réactionnaires ou social-démocrates, un peu plus « sociales », ici, ou, du moins prétendues telles, un peu moins, là, dures ou molles, marchent, par définition, au consensus gestionnaire, qui s’accommode, pour la galerie, de quelques bémols, présentés comme « alternatives ». C’est pourquoi le libéralisme est l’idéologie de la fin des idéologies. On connaît les ralliements qu’il a provoqués. Je n’évoque que pour mémoire, car ce serait trop facile, ces « révolutionnaires » soixante-huitards convertis en hauts fonctionnaires, en PDG, en patrons de presse ou en députés verts et roses, dont les itinéraires suffiraient à jeter un doute sur la nature de leurs engagements de jeunesse… Foin de ces « plans de carrière », il est assurément plus affligeant de regarder vers tous ceux qui sont demeurés attachés au vouloir de changement social, au sein des formations communistes ou socialistes ou sans appartenance partidaire, mais qui, accablés d’une conscience de culpabilité historique, ne sont parvenus ni à mener à terme leur conduite de deuil, ni, et surtout, à rester en éveil critique face au triomphe du libéralisme. L’adoption du vocabulaire de l’idéologie dominante, dont je ne puis parler longuement, reflète avec docilité ces glissements. L’exemple des pays socialistes se précipitant vers la démocratie des supermarchés, sous les applaudissements de l’ensemble du « monde occidental », va dans le même sens.

L’énorme succès de vente, d’abord aux E.U., qu’a connu l’ouvrage de Hardt et Negri, est tout à fait révélateur. Ce pavé indigeste a rendu l’éminent service de régler la question des étiquettes. L’impérialisme y prend la figure de l’Empire tandis que les classes se fondent dans la multitude. Du même coup, la conscience malheureuse reprenait des forces et des couleurs, au moment précisément où la notion d’impérialisme s’imposait pour qualifier la politique internationale du capital et celle de classes pour comprendre les formes émergentes de luttes antisystémiques. La querelle qui, en France, se mesure déjà en kilos de papier imprimé et en tintamarres d’invectives, autour de « l’anti-américanisme » est tout aussi éclairante. La « gauche » se trouve littéralement acculée à la défensive face à l’imputation dont se gargarisent les médias qui amalgament anti-américanisme, anti-sionisme et antisémitisme. Faute de, ou plutôt dans, le refus de juger impérialiste la politique des E.U. et colonialiste celle de l’Etat d’Israël, elle s’empêtre dans les filets de l’idéologie dominante, dont elle n’est plus que la vassale.

Car, c’est bien d’impérialisme qu’il s’agit et de la réplique anti-impérialiste qui s’impose. Contrairement à ce que l’on cherche à faire dire au terme d’anti-américanisme, l’impérialisme ne se limite nullement aux seuls E. U., il englobe la « triade », Europe et Japon inclus. Toutefois une distinction s’impose entre impérialisme dominant et impérialismes subalternes. La concurrence qui continue à les diviser ne ressemble en rien à celle d’autrefois, qui pouvait aller jusqu’aux conflits armés, elle ne franchit guère la ligne des déclarations d’intention. On le voit, comme prévu, aux efforts déployés par les « anti-guerre », les Chirac et autres Schröder, pour reprendre leur place dans la sainte alliance, une fois la victoire remportée par le parrain de la Maison Blanche. Et l’Europe, qui n’a rien fait, des décennies durant, pour obliger Israël à respecter le droit international, s’empresse de voter des sanctions contre Cuba.
Que constatons-nous depuis le fameux 11 septembre 2001, qualifié de « bénédiction » par un dirigeant israélien ? Sinon que les E. U. ont définitivement opté pour la guerre comme politique, ou, selon l’expression de M. Bush, « la guerre infinie », qui entraîne la théorie de la « guerre préventive ». Il convient de retourner la formule si éculée de Clausewitz : la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Ce choix est conforme à l’histoire états-unienne. Je n’insisterai pas, sauf pour souligner qu’il est dans le droit fil d’une tradition, conférant à la liberté une valeur centrale. Quelle liberté ? Celle d’entreprendre assurément, qui ne se préoccupe guère de s’enjoliver, qui veut vaincre pour dominer, avant-hier les Indiens, – seul génocide à peu près réussi de l’histoire, hier les Noirs, – toujours objet de discriminations féroces, et, de nos jours, les rouges, auxquels ont succédé les islamistes, étant entendu qu’est chaque fois jugée indispensable l’invention d’un ennemi. Le langage d’un manichéisme infantile est chargé d’habiller de religion la défense et apologie de la propriété. La tradition de la « vieille Europe », en regard, paraît quelque peu différente, en ce sens que la catégorie de l’égalité, – produit des luttes populaires et non tombée du ciel, y joue encore un rôle privilégié, y compris au sein des droites, contraintes de l’intégrer à leurs discours. Sans doute, l’Eden des droits de l’homme où règne le seul échange mercantile, s’emploie-t-il à gommer les différences, en réservant le même sort libéral à l’égalité et à la liberté, une certaine résistance toutefois parvient à se manifester.

Étroitement liés, le discours de la sécurité et le discours du terrorisme entendent interdire toute autre forme d’expression et assurer l’hégémonisme militaro-économique de la superpuissance. Dans cette logique, la militarisation s’étend au domaine économique et les politiques libérales démantèlent le public, le national et le social, en multipliant les mesures répressives. Or, c’est justement une telle situation qui rend vigueur et efficacité aux concepts marxistes. Qui les rend visibles à la fois sur le plan de l’intelligence des contradictions en travail dans le monde, dont nulle autre théorie ne dresse un état satisfaisant, et sur le plan des pratiques en cours d’altermondialisation, si bigarrées soient-elles. J’ai rappelé que les responsables politiques du « camp de la paix » s’empressaient de rallier le vainqueur, mais on ne saurait faire bon marché de l’opinion populaire qui, sous la forme d’un raz-de-marée sans précédent, dans le monde entier, les a appuyés et souvent devancés.

Le temps est donc venu pour les intellectuels qui se disent marxistes ou se réclament d’une gauche digne de ce nom, de s’affirmer comme tels. Au diable culpabilités, prudences et lâchetés, l’exigence de dire à quel camp on appartient fait retour. Elle est ancienne et tient ses lettres de noblesse d’une tradition dont les moments ont eu nom Voltaire, l’affaire Dreyfus, les guerres du Vietnam et d’Algérie, Sartre, Genet, ou, plus près de nous, Bourdieu. On pourra invoquer tous les post – que l’on voudra, – modernisme, capitalisme, socialisme…, on ne changera rien à ce fait que les rapports sociaux demeurent déterminés par la lutte, par le conflit, et non par le dialogue ou les consensus. S’il est vrai que la vérité « c’est ce qui emmerde », disait le circonspect Valéry, eh bien soyons, avec l’Incorruptible ce coup-ci, ses « surveillants incommodes ».


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