L’idéologie peut apparaître comme une soeur de la météorologie, au moins sous l’angle de l’imprévisibilité, les spécialistes étant mieux assurés du temps qu’il a fait que de celui qu’il va faire.
Mais les anticyclones sont-ils aussi capricieux dans un cas que dans l’autre ? Les cumulo-nimbus qui dessinent et effacent les figures de l’idéologie ont quand même quelque chose à voir avec les pratiques humaines, qui appartiennent, comme chacun sait, à la terre et non au ciel, d’où les idées ne tombent pas toutes seules. L’idéologie “toujours présente”, soit, à condition d’ajouter que sa permanence est à éclipses et que les avatars de ce Visnu brouillent souvent l’il de la raison. Or, de fait, l’idéologie est bien là, en continu, elle fait corps avec nos sociétés, ce sont ses météorologues qui se plantent.
Soyons justes, l’affirmation des deux compères, Eidos et Logos, puisqu’ainsi ont-ils choisi de se nommer, se donne volontairement comme un rappel. Après la pluie, le beau temps, derrière les nuages, le soleil, nous dit encore l’antique sagesse paysanne. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, les cloches avaient sonné qui nous invitaient à déposer nos couronnes sur la tombe fraîche de l’idéologie et même des idéologies, au cas où l’on n’aurait pas compris qu’il s’agissait de la disparition de toute une famille. D’incroyables croque-morts, inconscients de se croquer eux-mêmes, s’abandonnaient à la joie lugubre d’annoncer “l’ère du rien”. “Rien”, ce n’est sans doute pas grand chose, mais qui doit aider à vivre, car aucun de ces nécrophores ne s’est, à ce jour, supprimé. Et puis, la chute d’un mur lézardé était-elle à ce point grave qu’elle emportât à la fois le côté cour et le côté jardin ? Du mur de Berlin au mur du silence, défroque du mur de l’argent ?
C’était tellement différent en 68, dans cette révolution, qui n’en était pas une et qui révolutionnait tout : il n’était question que d’idéologie! Les -ismes pleuvaient comme des hallebardes, - gauchisme, réformisme, maoïsme, trotskisme, stalinisme, althussérisme, etcétérisme. C’était à qui en vendrait le plus, des pisseurs de copie aux fabricants de bouquins. L’éditeur le plus “réac” sortait du dissident et de l’hétérodoxe marxiste en veux-tu en voilà. Le Capital en personne se bestsellerisait. On revenait à une simplicité apostolique ne connaissant pas la moindre hésitation entre gentils et méchants, entre bons et cons : d’un bord de la barricade, les étudiants criaient “CRS, S.S.!”; de l’autre, on répondait “Etudiants, diants-diants !”. J’exagère? Sans doute. L’aspect manichéen de la tempête qui occupait tout l’écran, dissimulait la sape des accoisés de la France profonde, préparant leur réponse, - le pompidolisme, une autre idéologie, à la bonasserie d’un B 52. N’empêche, ça fusait dans tous les sens et les têtes travaillaient.
Face au mépris insultant d’une définition de l’idéologie comme opinion de l’autre, et au risque de la conforter, s’entre-déchiraient, au sein de leurs propres chapelles, d’intrépides jouteurs, tandis que s’enflammaient les durs débats sur la confrontation, le passage ou la césure science / idéologie, qui instauraient quand même une autre manière de dualisme.
“Ce sont là tempi passati”, comme écrivait le jeune Engels, à propos de son piétisme. Et comment comprendre le changement climatique, de l’inflation à l’absence ? L’imputera-t-on à quelque sournois effet de serre moral ? L’histoire ne repasse pas les plats, mais la soupe servie est souvent la même. Ainsi, pour faire bref, l’idéologie marche à l’économie, entendons aux rapports sociaux de production. En 68, une période de haute conjoncture, insoucieuse des débouchés et du désemploi, permettait le festif militant des parenthèses universitaires. La fin du siècle prétend prendre la mesure de la démocratie (bourgeoise) à l’aune du marché et se satisfaire d’un consensus, voulu ou résigné, dépourvu de toute vigueur spéculative. L’idéologie marche également aux classes, à chacune la sienne tant bien que mal découpée dans les mailles de la dominante, - celle qui tient le pouvoir, sur les marchandises et les idées, comme l’avait vu le père Marx. Pour l’essentiel, les fiers à bras de la contestation soixante-huitarde ont fini de rigoler et ont regagné leur giron d’origine (de classe), arborant le trois-pièces et l’attaché-case, qui du haut fonctionnaire, qui du patron de presse, qui du PDG ou du député vert (de gris) ou rose (bonbon). Les mêmes fournissent également le personnel des “intellectuels” Hi Fi chargés d’assurer le règne des fins, - des idéologies, des utopies, de l’histoire et des haricots. On ne cherchera pas ailleurs la constante dans le changement.
Enfouie, refoulée, telles les mauvaises pensées des pensionnats d’autrefois, l’idéologie est toujours présente. Eidos et Logos voient juste. Insulter ses ringardises ou vilipender ses turpitudes ne réussit pas à en finir avec l’idéologie. Elle s’entête, au contraire, à exister comme le, passé/dépassé/conservé (cher Aufheben). Elle accomplit même un retour remarqué. Le triomphe du libéralisme (néo-?) n’a duré que le temps d’un bal et la princesse se retrouve en haillons. N’y insistons pas, le constat est désormais universel, dans les têtes et dans les lieux, d’une violence structurelle, systémique, dont les malfaisances sont portées à des niveaux jamais atteints. Ne voit-on pas réapparaître, dans un vocabulaire pourtant bien lissé et policé, des mots aussi maudits et malsonnants que classes et lutte de, pauvreté (grande, nouvelle), exploitation, capitalisme, impérialisme ou encore, - mais oui, révolution. Et les locuteurs, les exhibiteurs de ces obsolètes obscénités ne sont ni des smicards, ni des gauchos, dont, par définition, les voix sont inaudibles, mais des puissants qui ont pignon sur rue, politiciens, économistes de cour, profs en vue, politologues télévisuels, faiseurs d’opinion de tout poil et bien pensants de toutes obédiences. Ne serait-ce pas que sur mensonges et promesses avariées, dans la faillite des politiques de compensation et des théories impuissantes à saisir le vif, la chose honnie, le marxisme, fait retour et la verdeur de ses concepts avec lui. “Le retour de Marx”, comme titrait l’un sur cinq colonnes ou “Feu sur le capitalisme” de l’autre, sans vergogne, ni autocritique (encore un mot moisi).
Nos auteurs, quant à eux, font ce qu’il faut. Ils savent l’éclipse et son pourquoi. Qu’il convient donc, dans la défiance des transmissions spontanées, de s’adresser à une nouvelle génération et de lui faire reprendre la route, de Destutt, l’inventeur du mot, à nos complaisants endeuillés de naguère et à nos baudets ébaubis d’aujourd’hui. Le panorama est clair, rigoureux et bien plus complet que ses prédécesseurs, avec l’Ecole de Francfort, les immenses Lukacs et Bloch, sans oublier les sociologues. Libéralisme, droitdelhommisme et religion du sport y sont habillés pour les longs hivers qui les guettent. Propriété et égalité, tiers-mondisme et guerre de libération ne s’y mesurent plus du regard mais du poing. Et, rareté en ces ingrates matières, le choix du dialogue fait bon marché de tous artifices.
Au total, l’idéologie, comme l’inconscient, une sorte de liquide amniotique, où baigne notre vie, les mélanges et les confusions que cette situation entraîne, c’est hors de doute. Ne l’est pas moins la force de (la) dernière instance que lui confère l’appartenance de classe assumée, la vieille idéologie prolétarienne, convertie et élargie à l’ensemble des dominés, qui sait trancher dans les tissus les mieux tressés jusqu’à la violence libératrice. Tant il est vrai que la seule lutte idéologique, une fois rendue à son efficacité, ne viendra pas à bout de l’ordre dominant.
Ce livre n’est peut-être qu’un caillou lancé contre la forteresse des médias, dont le rôle (idéologique) a sans doute été sous-estimé. Il sera d’autant plus utile qu’il convertira ses lecteurs en militants.
avril 2003