Print version
Print

Ilitch 2003

25.11.03

De Marx, dont la mort a été consacrée une nième fois depuis un siècle, certains de ses adversaires les plus résolus conviennent aujourd’hui, qu’il a joué un grand rôle et laissé une œuvre, qualifiée de \”philosophique\”, d’un réel intérêt.

On va même jusqu’à admettre, sous des intitulés journalistiques aussi provocants que “Le retour de Marx”, que l’auteur du Capital ne porterait qu’une faible responsabilité dans les régimes qui se sont réclamés de lui et que le “socialisme réellement existant” ne lui serait pas imputable. Mais Lénine? Il recueillerait plutôt tout l’opprobre dont on a dispensé son maître. Il tiendrait le rôle de l’assassin et, en tant qu’inspirateur direct de Staline, du vrai coupable. La procureure Louise Harbour et son fameux Tribunal international l’auraient assurément inculpé de crime contre l’humanité.

Voici qui tout d’abord mérite l’attention: l’effroyable peur, qui a saisi les bourgeoisies en Octobre 1917 et a inspiré toutes leurs hargnes,-politique, économique, militaire et idéologique, s’est commuée en vengeance sous deux formes. L’une est intellectuelle. Elle consiste, grâce aux bons offices de quelques savants historiens à la solde à travestir la révolution de 17 en simple coup d’Etat, provoqué par une bande de fanatiques, ayant Ilitch à leur tête. Pour faire bonne mesure, on complète la démonstration en l’étendant à la Révolution française, qu’il faut discréditer elle aussi dans sa fonction de “modèle” de celle d’Octobre : Robespierre devient Staline et la Terreur se reproduit dans le goulag. L’affaire est dès lors entendue. Car, derrière Lénine, comme autrefois (et aujourd’hui encore) derrière Robespierre, se tient le monstre à conjurer par tous les moyens, de la violence révolutionnaire. La seconde est d’ordre criminel. Sous la houlette, désormais incontestée car sans aucune concurrente, des Etats Unis, la destruction de la Russie, après l’éclatement de l’U.R.S.S., se voit systématiquement programmée, ainsi que l’a relevé un Alexandre Zinoviev, cependant qu’on interdit, avec l’agression de l’OTAN contre la Yougoslavie, suivie de la “coalition” contre l’Irak, toute tentative d’auto-développement, grâce auquel un pays prétendrait se soustraire au diktat du néolibéralisme.

C’est un truisme, et nullement un argument, que d’invoquer la différence des époques. Le temps de Lénine n’est pas le nôtre. Chacun sait cela. Il ne saurait donc être question de reproduire les dispositions qui présidèrent à la constitution du parti social-démocrate de Russie, au début du siècle, et de sa fraction bolchevique, peu après. L’élitisme révolutionnaire de Que faire?, entre autres, est sans doute caduc, au moins pour les pays occidentaux, comme l’est la situation de la Russie d’alors. A la nécessité, par exemple, pour les intellectuels, d’apporter la science aux travailleurs, s’est substituée, sur près d’un siècle, la stratification, dans la conscience ouvrière, des expériences indissociablement théoriques et pratiques des luttes de classes et des conquêtes sociales qu’elles leur ont valu. Il n’y a point lieu de s’attarder sur de tels constats. Par contre, la démarche de Lénine mérite, à bien des égards, de demeurer exemplaire. La pratique politique, dont il élabore la théorie, et qui, ne l’oublions pas, lui permet de réaliser la première révolution prolétarienne, le plaçant ainsi, comme disait Lukacs, « à la hauteur de Marx », affine des concepts qui se changent en protocoles d’action.

Au premier chef, l’alliance de classes ne concerne pas seulement l’association entre ouvriers et paysans, que symboliseront la faucille et le marteau, elle s’étend à la petite-bourgeoisie, sans laquelle le processus révolutionnaire se réduirait à un “solo funèbre” et même à certains secteurs de la bourgeoisie. Le rapport de forces suppose l’appréciation sans cesse ajustée du moment historique qui détermine avances et reculs, victoires et défaites, la temporalité et les formes elles-mêmes des attaques, des partielles jusqu’aux décisives, contre l’ordre dominant. Le contrôle de l’économique par le politique, ou “la politique au poste de commandement”, comme on dira plus tard, ne porte pas seulement sur la relation entre syndicat, à l’œuvre pour des réformes, et parti travaillant au changement structurel, la formule rappelle que c'’est aux hommes de faire l’histoire et non à la détermination de “dernière instance”, dont ils ont à mesurer les effets. Le souci de la conjoncture, explicité en « analyse concrète d’une situation concrète » focalise cet ensemble notionnel. Le fil conducteur de cette pratique n’est autre que le point de vue de classe, -de la classe ouvrière, qui avait conduit Marx, à son propre dire, à écrire le Capital, et qui devenait le principe de lecture ou la loi de déchiffrement, en premier lieu des situations politiques et sociales, mais également idéologiques et culturelles, afin de pouvoir arrêter, avec le maximum de justesse, les normes d’action susceptibles de les transformer, en adoptant telle tactique ou telle stratégie. Or, cette attitude présupposait, non pas, comme l’ont cru les divers dogmatismes bureaucratiques, l’”application” du marxisme, comme si ce dernier n’était qu’un fournisseur de recettes universellement valables, mais bien d’emprunter “à la théorie de Marx les méthodes sans lesquelles il est impossible de comprendre les rapports sociaux”. Par conséquent, -ajoutait Lénine, “leur appréciation de ces rapports a pour critère non pas des schémas abstraits et autres absurdités, mais sa stricte conformité avec la réalité” et il déconseillait fortement aux autres nations de l’ex-empire tsariste d’imiter les bolcheviks les invitant, au contraire, à inventer leur propre voie, dans les conditions qui étaient les leurs.

On sait quel dégâts engendra “l’application”, préconisé par l’I.C. stalinienne, du modèle soviétique dans le monde arabe ou en Amérique latine. Au Lénine, à qui il est arrivé d’enfreindre ce principe, en affirmant, par exemple, que le marxisme était “coulé dans un seul bloc d’airain”, on opposera celui qui, avec la N.E.P., n’a pas craint de remettre en question les concepts les mieux établis, afin de sauver la révolution. On se souviendra enfin que lors de ce tournant, sur le constat du retard de la Russie, de l’absence de révolution en Europe, de la “disparition du prolétariat” et de la montée du bureaucratisme, Lénine s’était posé la question “Qui l’emportera du socialisme ou du capitalisme ?” On a de bonnes raisons de penser qu’à la fin de sa vie, il pressent la réponse, et que ce ne sera pas le socialisme.
Est-ce à dire que, pour penser notre temps,-celui de la mondialisation libérale, de la pensée unique et du recul des mouvements d’émancipation, seule subsisterait la “méthode” d’Ilitch? Ce serait faire bien peu de cas de quelques grandes thèses, dont l’actualité, au rebors des anathèmes, peut être chaque jour constatée et la pertinence vérifiée de façon militante. Du point de vue de l’analyse de ce que Lénine nommait “le stade suprême” du capitalisme, il suffit de rappeler sa définition de l’impérialisme : extension à l’ensemble de la planète des rapports capitalistes d’exploitation, domination du capital financier sur le capital productif, et même possibilité d’un “ultra-impérialisme”, à propos duquel il engageait une polémique avec Kautsky. La nécessité d’un nouvel internationalisme en découlait, qui assurerait la plus étroite solidarité de combat entre les “prolétaires de tous les pays”, selon le mot d’ordre du Manifeste, et “les peuples et nations opprimés”.

Partant, auraient à s’élargir également les notions de classes, ou d’alliances, tandis que celle de “classe ouvrière” en viendrait à recouvrir l’ensemble des dominés. On se plaît à espérer que telle est bien la finalité de l’actuelle “altermondialisation”. Le droit des nations et des peuples à disposer d’eux-mêmes en est aussi concomittant. Qui oserait aujourd’hui nier qu’un tel droit est délibérément violé et dénié, de la façon la plus brutale, à la Grenade, au Panama, au Nicaragua, à la Yougoslavie, à l’Irak, pour ne rien dire de la Palestine, précisément par l’impérialisme le plus puissant ? Comment ne pas qualifier de barbares les blocus imposés avec tant d’arbitraire aux peuples de Cuba, d’Irak encore ou de Lybie, ainsi que le soutien accordé à tout ce que le monde compte de forces réactionnaires et de régimes racistes, de l’Indonésie à Israël ou à l’Afghanistan ? Mentionnons un dernier trait, mais il y en aurait d’autres, la fameuse question du pouvoir.

N’est-il pas indispensable de rappeler à ses détracteurs de toutes obédiences que la prise du pouvoir demeure la finalité de tout mouvement révolutionnaire et qu’elle doit s’exprimer et s’exercer, au besoin de manière coercitive, par la majorité, c’est à dire, - n’ayons peur ni des mots, ni des consensus complaisants, par ce que Lénine, après Marx, qualifiait de dictature du prolétariat. Et qui n’est rien d’autre que la forme supérieure de la démocratie. Ajouterons-nous à nouveau que cette dernière, -et ce leit-motiv est lui aussi léniniste, est indissociable du socialisme, que le socialisme ne se conçoit pas sans son accomplissement (*), dans l’auto-organisation des travailleurs, bien au-delà de la caricature, dont la bourgeoisie assure la promotion aux fins du maintien de sa propre domination ? La notion de parti, repensée assurément, ne saurait dans ce contexte se voir déclarer purement et simplement obsolète.

De cette présence d’Ilitch, une preuve par l’absurde peut être aisément fournie. A supposer qu’on laisse de côté la lamentable situation dans laquelle se trouvent les citoyens des anciens pays socialistes, par suite du “triomphe” de la démocratie de marché (dite “tout court”), il suffira d’évoquer le sort des partis communistes qui, sous prétexte de mises à jour, ont renoncé progressivement au pouvoir des travailleurs, à l’internationalisme prolétarien et au marxisme lui-même. Ils abandonnent les exploités à leur désunion et à la soumission à l’idéologie dominante, ils se révélent incapables de proposer la moindre alternative au libéralisme et ne servent plus que de sous-traitants aux social-démocraties au pouvoir. Le réformisme, c’est une autre leçon de Lénine, continue à faire le lit de la bourgeoisie.

La tentation dès lors est forte, en réplique aux démissions et aux lâchetés, et en dépit des mutations historiques, de redire, avec le grand révolutionnaire américain, C.L.R. James : “As usual, our only model is Lenin”.

(*) Pour plus de détails, voir G. L. Démocratie et révolution, Le Temps des Cerises, 2003

nov. 03


https://labica.lahaine.org :: Printing version