Depuis les attentats du 11 septembre 2002 aux Etats-Unis, le monde se trouve embarqué dans une situation de guerre.
Le choix en a été délibérément annoncé par le chef de la Maison Blanche et ses stratèges se voient investis de la mission de lexécuter. Le drame des Twin Towers na sans doute joué le rôle que dun prétexte justifiant le passage, antérieurement arrêté, à des actions armées visant dabord lAfghanistan, puis lIrak. Les démentis vertueux nétant plus praticables, on sait désormais que larrogance de la super-puissance ne se prive ni de mensonges, ni de violations du droit, au service de ses fins, qui sont triples : interdire tout développement national autonome, contrôler partout les ressources énergétiques et maintenir au Proche-Orient lEtat prédateur dIsraël. Au-dessus des lois communes et des droits internationalement consacrés, le plus fort impose sa propre loi.
Le néo-libéralisme, sous la neutralité des vocables de globalisation ou mondialisation, conduit une lutte planétaire, chargée dassurer sa domination dans tous les domaines, -économique, militaire, politique, idéologique et culturelle. Les formes varient selon les contextes. On trouve les pays de la première ligne qui subissent des agressions armées, Palestine et Irak. Ils sont immédiatement suivis par ceux du second front des violences plus ou moins directes, allant de la délégation de frappes aux coups dEtat et aux blocus, - Colombie, Cuba, Venezuela. La liste révisée, dans le sens dune plus grande extension, des « rogue states », programme les interventions à venir, en particulier contre lIran, accusé de vouloir se doter de larme nucléaire. Lexpérience irakienne a cependant amené à en rabattre quant aux prétentions du Pentagone douvrir plusieurs chantiers à la fois. Les nations les plus pauvres, qualifiées pudiquement de « moins développées » ou « en voie de développement », sont enfoncées dans leur détresse sous les coups de dettes inacquittables, de corruptions endogènes ou de refus dassistance médicale, faisant, par exemple, du sida le meilleur auxiliaire néo-colonial en Afrique. Les nations riches, « démocratiques » et « occidentales » comprises, ne sont nullement à labri. Les défaites des organisations de travailleurs, partis et syndicats, en bonne part dues à leffondrement des pays dits « socialistes », ainsi que les gestions social-démocrates converties au libéralisme, ont laissé libre cours à la liquidation de droits acquis et danciennes conquêtes sociales. Privatisations, flexibilisations, délocalisations, consacrant un chômage que son irréductibilité déclare « structurel » et les barrières imposées à limmigration, entre autres dispositifs, minent lespace public et rendent leur chance aux recours fascisants et racistes. Le contrat substitué à la loi et la citoyenneté diluée dans les communautarismes préparent une Europe dont la « volonté populaire » et « républicaine », condition de toute souveraineté, serait exclue. Au reste, il y a déjà quelques lunes que la sociologie a détecté létonnante catégorie de « travailleurs pauvres » et que les « poches de pauvreté » du Premier monde ne cessent de gonfler. Cela veut dire en clair que la guerre en question est une guerre de classes. Le mérite de la mondialisation consiste à en précipiter la prise de conscience à son tour mondialisée, fût-ce sous les traits brouillés du mouvement anti/altermondialiste.
Le travestissement idéologique sous lequel loffensive néo-libérale affiche sa légitimation est connu. Il sagit du fameux « conflit de civilisations ». Il nest pas nécessaire dy insister, sauf à préciser quil présente cette particularité, que possèdent certains vêtements, dêtre réversible. Lenvers et lendroit sont semblables, comme la copie et son modèle, au vrai copies conformes. Ici, Allah, le saint Koran, et le Djihad ; là, Dieu (ou Jéhovah), la sainte Bible et la Croisade, identifiés au Bien par leurs thuriféraires, au Mal par leurs détracteurs. Il est bien entendu que lon na affaire, dans un cas comme dans lautre, quà des recoins obscurs des religions révélées, non pas, comme on le prétend, des « fondamentalismes », mais plutôt des épiphénomènes sectaires auxquels les « vrais » croyants se sentent étrangers. A noter encore que lantagonisme apparent dissimule une autre similitude, celle de lorigine, pas seulement du miroir. Cest la réponse du berger à la bergère, attentifs aux mêmes moutons, à linstar des familles Bush et Ben Laden. Ce nest pas tout. La consanguinité, ainsi quil en va dans les familles précisément, ne signifie pas égalité de condition. En loccurrence, les comparses sont séparés par un fossé. Dun côté, la fine pointe de la technologie moderne et même post-moderne ; de lautre, des procédés de type artisanal ; les moyens du maître et ceux de lemployé. Soit, pour appeler les choses par leur nom : lhyper-terrorisme dEtat et lhypo-terrorisme de groupe, le terme de Résistance, nen déplaise aux servilités de linformation, devant être évidemment réservé à leurs communs adversaires/victimes.
La dernière période, marquant le passage à la situation de guerre, a donc vu le discours du terrorisme occuper la place de celui du droit en tant quidéologie dominante. On comprend que ses manifestations puissent relever conjointement de la force militaire et de la décision administrative, - le missile et le char au Moyen-Orient, le « plan social » en Europe, lhumanitaire ailleurs. Or, le fait que limpérialisme soit ambidextre, main de fer et patte de velours, sil peut un temps abuser, ne diminue en rien sa nocivité.
Lentretien que lon va lire entre Karim Mroué et Abdelaziz Belkeziz confère à cette toile de fond de notre actualité un éclairage dune salutaire vivacité. Il ne sattache pas à en écarter les couches étrangères avec la patience du restaurateur, ni à en expertiser les falsifications. Sans colère et sans haine, au contraire, en toute équanimité, il sexprime derrière lécran, narrant et commentant les vues et les bévues, les failles et les faillites, lengrangé et le perdu, en doutes et en certitudes, dune critique mariée au quotidien, c’est-à-dire à lhistoire, au vrai une histoire, avec et pour ceux qui ont tenté dy inscrire leurs actes. Saisir le vif afin den faire une arme contre les dominants, - individus et idées. Quon en juge. Karim Mroué est arabe, dune famille de dignitaires religieux musulmans et il est un dirigeant communiste. Qui peut faire pire, à lheure du « Vade retro, Satana » planétaire ? Quand une seule de ces trois qualités lorigine, la religion et lengagement politique, suffit à désigner un « terroriste » et la cible dun « attentat ciblé » justement ? Il est vrai quau Liban, sans doute plus quailleurs, il est aisé déchapper aux boîtes dans lesquelles on cherche à vous enfermer. Car, de surcroît, Mroué est libanais. Vous savez cet étrange Etat confessionnel, ainsi que lavait défini notre ami commun assassiné, Mehdi Amel (Hassan Hamdan), qui se perd dans ses propres jeux de pistes politico ethniques, et que ses voisins, après ses colonisateurs, sacharnent inlassablement à dépecer, Pologne, plus que Suisse, en Méditerranée, dont la population excède amplement les frontières. Mroué, peu lui chaut.
Quiètement, placidement, il assume. Ce serait pourtant fort goûté, point uniquement rive gauche, une petite plongée introspective, avec un zeste danthropologie et deux doigts de psychanalyse, dans des impasses rédhibitoires, sur fond de conscience déchirée. Décidément non, tant pis pour les mystères de lidentité. Les images, si distribuées en Occident, en prennent un coup, celle diabolisante du « fou de Dieu », héritier de « lhomme au couteau entre les dents », et celles édulcorantes de larabe « intégré », du musulman « modéré » ou du communiste « repenti ».
Il sera donc question du monde arabe, de lislam, du communisme, du Liban, de la Palestine, de la Russie et de la Chine, dont Mroué a beaucoup plus largement traité dans des ouvrages antérieurs non traduits quon trouvera référencés en bibliographie. Son expérience et sa réflexion, denracinement à la fois national et international, les parcourent, à linstigation du meneur de jeu exigeant quest A. Belkeziz, grâce auquel sétablit un dialogue sans complaisance. On verra que les clichés ne sont pas de mise en cet échange. Lhistoire du parti libanais, dont Karim Mroué partagea longtemps la direction, enchevêtrée dans celle du mouvement communiste, fait apparaître le difficile cheminement de lâpreté dogmatique et de linféodation au modèle soviétique, à des interrogations soucieuses de néluder aucun domaine. Ceux qui savent à quel point la greffe marxiste a eu du mal à prendre dans les sociétés arabo-musulmanes, où les mots dordre, à prétention universelle, de lInternationale communiste se sont heurtés aux résistances spécifiques que représentaient labsence de tradition militante, la composition sociale majoritairement paysanne, le statut de la femme et le poids du religieux, ceux-là apprécieront lexamen intransigeant des aggiornamenti, des renoncements et des autocritiques. Ils portent sur les fondements théoriques dune démarche sentêtant à se réclamer du marxisme : les conditions de possibilité du socialisme dans le contexte national libanais, les alliances de classes, la fonction du parti, la nature et les formes dun pouvoir de transition (« dictature du prolétariat »), le recours à la violence révolutionnaire ou la valeur retrouvée de lutopie.
Sil nest pas tendre avec ceux quil considère comme des renégats, modèle Gorbatchev, ou avec les égarés qui, en revenant à lIslam, ont régressé « de la science à la métaphysique », Mroué semploie à passer en revue critique, sans vaines polémiques, les grandes thèses et les courants qui ont animé le parcours du mouvement communiste, de Lénine à Gramsci, à leurocommunisme et au socialisme dit « de marché ». Large place est faite au rôle des intellectuels marxistes, en particulier français. Sans doute pourra-t-on, comme il se doit en pareille matière, discuter telle prise de position ou tel jugement, éprouver un doute excessif, par exemple, sur la capacité théorique dapprécier aujourdhui le stade de la mondialisation atteint par les rapports capitalistes de production ou les réserves concernant les perspectives révolutionnaires. On ne saurait néanmoins sous-estimer la grande leçon que Karim Mroué dégage des péripéties dun itinéraire, dont il fut à la fois lacteur et le témoin. Elles se ramassent dans la nécessité, désormais incontournable, de faire prévaloir la règle démocratique en tous lieux, quil sagisse des organisations, dont le parti de classe, ou de la société, avant comme après la rupture politique. Mroué plaide, en ce sens, pour la constitution de « blocs historiques » dans chaque pays. Il nest pas dautre voie pour le monde arabe singulièrement, contraint de combattre en faveur dune double libération : du despotisme de ses régimes politiques et de leur soumission au capitalisme globalisé sous hégémonie U.S.
Samir Amin, dont on sait quil est une des hautes figures progressistes de notre temps, apporte sa contribution, en jetant les bases dune histoire du communisme égyptien avec la volonté déclairer ses prises de position face aux défis de la modernité.
Louvrage ne se limite pas à ces deux ensembles. Il offre au lecteur francophone et plus largement « occidental », la primeur de regards, parmi les plus avertis, attentifs à lhistoire du communisme dans le monde arabe. Karim Mroué complète son approche de celle du parti libanais, par le traitement, dune audacieuse pertinence, des divers P. C. du Machreq au Maghreb, cependant que Samir Amin, réfléchi sur la complexe aventure du P. C. égyptien.
Surgissent ainsi plusieurs décennies de trames conjoncturelles inconnues, méconnues ou méprisées, qui se voient restituées dans leurs contextes locaux et internationaux, eux-mêmes si pleins de bruits et de fureurs que leur perception sen est bien souvent trouvée obscurcie. Leuropéocentrisme en prend un sacré coup. Car il ne sagit nullement dune défense et apologie, tout au contraire, ici encore, le démontage des préjugés, des idées reçues et des procès dintention, fait apparaître dans sa réalité concrète le travail de communistes en proie aux contradictions de leur situation et des cohérences susceptibles den autoriser la maîtrise. Un tel travail, à lévidence, ne saurait être exempt de méprises, de désillusions et de conflits, mais il cherche, à chaque étape, à se tenir au plus près de lintérêt de ceux qui sont à la peine, les masses si bien dites laborieuses, dominées et néanmoins majoritaires. Cest pourquoi les narrateurs, parce quils ne sont pas des spectateurs, seraient-ils « engagés », inscrivent leurs propres existences dans ces luttes dont ils ont concrètement vécu les déboires et les enthousiasmes. On saura à nouveau gré à Karim Mroué et à Samir Amin, de navoir pas craint de nourrir leurs analyses déléments autobiographiques qui viennent étayer, dexpérience, leurs appréciations et leurs jugements. Puissent-ils inviter le lecteur à repenser lidée même de communisme pour en faire sortir la seule réponse adéquate à la mondialisation impérialiste.
P.S. Lactualité (juillet-août 2006) na pas attendu pour ajouter un nouveau chapitre au couple guerre/résistance. Dans le cadre de la stratégie états-unienne du « Grand Moyen-Orient » et de la « Guerre infinie », lEtat dIsraël vient détendre au Liban la politique doccupation coloniale, de destruction et dextermination quil a de longue date mise en uvre en Palestine. Après le saccage, déguisé en exportation de la « démocratie », de lAfghanistan et de lIrak, le fantasme sioniste dun protectorat sur une nation éclatée en communautés ethniques ou religieuses peut se flatter de quelques succès : 1100 morts et 3500 blessés, pour la plupart civils, dont de nombreux enfants ; un million de réfugiés, soit le tiers de la population ; des villes et des villages anéantis ; toute linfrastructure détruite, - lessentiel du réseau routier, et 145 ponts, qui auraient permis le passage de secours, 5 centrales électriques (avec une catastrophe écologique en Méditerranée), 6500 entreprises, des écoles, des hôpitaux Face à ces crimes de guerre dûment programmés et systématiquement exécutés, face au silence et à la complicité de la quasi-totalité des gouvernements, la résistance de tout un peuple, réduit à des moyens de défense, sans commune mesure avec une puissance de feu à la fois aérienne, maritime et terrestre, est parvenue à tenir en échec la « 4ème armée du monde », à sassurer la solidarité des dominés du monde entier et à renforces encore leurs sentiments dhostilité anti-impérialiste.
(Préface a livre de S. Amin et K. Mroué, Communistes dans le monde arabe, Paris, le Temps des cerises)