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Le Progrès en ruines

23.04.99

Je voudrais, en guise d’introduction, vous proposer une image. Le Polyforum Siqueiros de Mexico expose la plus grande fresque du monde.

Le célèbre muraliste l’a simplement intitulée « La marche de l’humanité ». On voit successivement, grâce à un plateau pivotant, les premières hordes humaines sauvages et divisées parvenir peu à peu, au rythme des répressions et des révoltes, à dépasser leurs clivages, en particulier entre autochtones, préhispaniques, et éléments exogènes, coloniaux ; puis, sous l’effet de l’accélération due aux développements des sciences et des techniques, s’ouvre, sur le modèle du socialisme se construisant en U.R.S.S., dont on devine quelques figures des héros fondateurs, devant une humanité réconciliée et fraternelle, la perspective d’un avenir radieux. Sans doute, un volcan en éruption (nous sommes au Mexique) est-il représenté dans le tableau, mais le guide s’empresse de préciser la signification métaphorique de sa présence : il ne détruit que pour mieux régénérer. L’ensemble est, bien sûr, grandiose et exaltant. Il correspond exactement à la vision qui formait, il y a peu, le bien commun de centaines de millions d’hommes et de femmes, le vecteur de leurs luttes et de leurs espérances. Aujourd’hui, à peine trente ans après, avec le sentiment d’une perplexe nostalgie, cela nous paraît totalement dépassé. Telle est la réflexion à laquelle nous sommes conviés durant ces quelques jours par le Berliner Institut für kritische Theorie. Qu’elle soit à la fois historique et théorique ne l’empêche nullement d’être douloureuse. Je ne lui consacrerai, pour ma part, que quelques remarques programmatiques, dans la conviction qui est la mienne que je serai plus savant dans trois jours que je ne le suis en ce moment.

1. Partons, en conséquence de ce premier constat : nous nous trouvons devant une conception périmée. Car, il ne peut plus faire aucun doute que la conception du progrès qui avait été dominante dans la gauche, largement entendue (mouvement ouvrier, partis, syndicats, organisations diverses, etc .), et même très au-delà de sa zone d’influence, dans la conscience occidentale, disons jusqu’à la chute du mur, en 1989 (mais en fait bien antérieurement) est désormais frappée d’obsolescence. Trois facteurs, étroitement connectés entre eux, en ont eu raison. Le premier se confond avec la lecture économiciste du marxisme, qui accordait au développement des forces productives le rôle déterminant dans l’avènement d’une société sans classes, donc bien supérieure au capitalisme. Le second contraint, quoi qu’il en coûte, à mettre la science en accusation, non point au nom de son décalage avec la morale, comme le voulait la tradition idéaliste, mais parce que ses fulgurants progrès se sont révélés porteurs de destructions concomittantes: de l’agriculture intensive, qui saccage l’environnement, au nucléaire et aux armes chimiques, ou aux « gains de productivité », responsables de la flexibilité du travail et du chômage, entre autres. L’eugénisme qui venait tout droit de la recherche en génétique et que renforcent actuellement les possibilités accrues de manipulation du vivant, a nourri non seulement les idéologies racistes et fascisantes, mais a permis à la démocratique Suède de pratiquer 60.000 stérilisations sur des personnes jugées déficientes mentales, de 1934 à 1976. La mise en place de Comités nationaux d’éthique, ni les mises en garde des instances internationales, n’auront hélàs l’autorité suffisante pour enrayer les processus négatifs déjà engagés. Le dernier facteur enfin souligne le plus dramatique des paradoxes : la modernité attendue et annoncée comme libératrice, depuis les Lumières, s’est traduite par des abominations sans précédent, faisant du XXè siècle celui de la mort de masse et de la barbarie planétaire. La domination sans partage, ni concurrence, de ladite « globalisation », savoir le néo-libéralisme, qui n’est autre que l’impérialisme du Macworld et de la « pensée unique » ne fait que renforcer la tendance, aggravant sans cesse toutes les inégalités et condamnant à la régression les deux tiers de la population mondiale.

2. Il faut donc parler d’une perversion théorico-politique. Pour nous en tenir au seul marxisme, qui représentait en principe l’alternative radicale à toutes les nuisances et les dégâts, c’est à dire au système d’exploitation, et qui semble s’être si lamentablement effondré avec les ex- pays socialistes, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que l’idée de l’inéluctabilité du communisme a durablement prévalu dans la doctrine. Dans l’enthousiasme des commencements, elle a été fortement exposée et défendue par un Labriola, assurant que la connaissance théorique du socialisme, à toute époque, appartient à “l’intelligence de sa nécessité historique…à la conscience du mode de sa genèse”; que le socialisme moderne est “un “produit normal et, partant, inévitable de l’histoire”; que « la mort physiologique du capitalisme” est annoncée. “La prévision,-écrit-il encore, qu’indiquait le Manifeste n’était pas chronologique, ce n’était pas une prophétie ou une promesse, mais une prévision morphologique”; et il évoque “suo fatale andare” (”sa marche fatale”). Un Plekhanov, son contemporain, ne s’exprimera pas différemment : « la victoire de notre programme, -écrit-il, est aussi inévitable que la naissance du soleil demain ». Or, semblable vue n’allait nullement de soi, en dépit de telle ou telle affirmation (d’Engels notamment), ni chez les fondateurs (voir le tout début du Manifeste qui n’exclut pas l’éventualité de la « disparition des deux classes en lutte »), ni chez les acteurs ou témoins de la révolution de 1917 (Lenine, en premier lieu, qui meurt convaincu que le pari en faveur du socialisme ne sera pas gagné, ni Rosa, ni Gramsci). La détéléologisation du marxisme exige la reprise et la mise à jour de la réflexion critique interne sur la relation du marxisme à la philosophie, à la religion, fût-elle laïque, et à l’Etat et aux Institutions, tous principes de finalité, sinon de Providence. Entre le conflit, qui est lutte des classes et le destin, qui renvoie à la philosophie de l’histoire, c’est le conflit qu’impose la réalité. La Jérusalem terrestre, pas davantage que la céleste, n’est inscrite nulle part. Ajoutons que si le communisme sort bien du capitalisme, son avènement ne saurait relever d’aucune nécessité inéluctable, pas même celle d’une crise, “finale” ou pas, puisque la loi de l’accumulation, ainsi que l’histoire l’a montré, permet au mode de production de reconstituer ses équilibres et d’assurer, dans des conditions renouvelées, le maintien de sa domination. Le communisme n’est qu’une tendance du capitalisme, une parmi d’autres, -social-démocrate, libérale ou fasciste. C’est le travail sur la contradiction principale des rapports sociaux, capital/travail salarié, qui fera que le rouge l’emportera sur le blanc, le rose ou le noir. De cela nous sommes considérablement mieux convaincus que ne pouvait l’être un Marx, dans un temps qui n’était pas le nôtre, qui ignorait Hiroshima, la vente de leurs propres organes par les plus démunis, l’empire financier de la drogue et des armes ou le règne politique d’une corruption généralisée. C’est pourquoi, il n’est pas non plus, sauf idéalement imaginées, de conditions de la révolution, et, moins encore, de décisions qui en arrêteraient la mise en œuvre. Ici aussi nous en savons plus que Marx et nombre de ses successeurs. Le temps des recettes a perdu toute crédibilité. Nous avons à nous contenter de quelques indices seulement, concernant la forme de la transition, tels, par exemple, ceux que Marx avait décelé dans l’expérience de la Commune de Paris ou qu’ont livrés les révolutions postérieures. La finalité de l’association des travailleurs, les “producteurs associés”, ne saurait se confondre avec le productivisme de facture stalinienne, ni avec le renforcement des structures étatiques, le premier ayant achevé de démontrer sa faillite, le second ses traits de politique bourgeoise. L’économisme, ce finalisme, qui réduisait le travail à la seule valeur travail, définie de surcroît par le seul travail ouvrier, a donné les preuves de son impuissance et, davantage, de son insuffisance théorique. Le capitalisme, ainsi que le soulignait récemment Gianfranco La Grassa n’est pas uniquement un mode de production, i.e. un squelette, c’est une totalité complexe faite de politique, d’économie, d’idéologie, de culture, mais aussi de pratiques sociales, associatives, familiales, etc

3. Partant, nous nous trouvons entraînés vers une autre interrogation : existe-t-il un ressort de la catastrophe, au sens d’un propre ou d’une compétence qui produirait du mouvement ? Le jugement de Benjamin qui nous sert de mise en route, selon lequel « le concept de progrès doit être fondé sur l’idée de catastrophe », est largement partagé. Et il nous offre une véritable palette d’attitudes. Il provient sans doute de son vieux complice Baudelaire, dont on a pu dire que, pour lui, « la modernité était la catastrophe en permanence » (D. Oehler). Pensons au dernier poème des Fleurs du mal, le « Voyage », qui s’achève sur ces vers :

« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
« Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »

Comme on l’a relevé (id.), pour Baudelaire, comme pour Hegel, l’ennui mine le présent, dont l’un et l’autre attendent un surgissement inédit. Mais l’orientation du nouveau, à la différence de Hegel évoquant « le lever de soleil qui, dans un éclair, fait brusquement apparaître la forme du nouveau monde », n’est en rien, pour Baudelaire, celle du meilleur, ni d’une avancée quelconque ; elle est neutre et son attente se veut indifférente à l’Enfer ou au Ciel. L’important est qu’enfin quelque chose se produise, quoi que ce soit, qui brise avec le déjà là, déjà connu et vécu. Un Alexandre Herzen, lucide observateur de juin 1848, semble très proche d’une telle amertume par le caractère radical de son pessimisme : « Les révolutionnaires sont devenus conservateurs, les conservateurs se sont faits anarchistes ; la république a tué les dernières institutions libres qui s’étaient conservées sous les rois ; la patrie de Voltaire s’est jetée dans la bigoterie. Tous sont vaincus, tout est terrassé, mais il n’y a pas de vainqueur…(…) Adieu le monde mourant, adieu l’Europe ! ». Néanmoins, aux antipodes d’un Antonio Labriola, pour Herzen, « l’histoire s’improvise et elle ne se répète que rarement; elle profite de la moindre occurrence, frappe simultanément à des milliers de portes, dont nul ne sait lesquelles s’ouvriront »; « dans l’histoire tout est improvisation, tout est liberté, tout est ex tempore; il n’y a ni limites, ni itinéraires tracés à l’avance; il y a des conditions, une sainte inquiétude ». Mais il n’en est pas moins, ajoute-t-il, « impossible de renoncer au progrès », même si l’on est convaincu qu’il ne peut inclure « un programme inventé par nous », et, quand il s’écrie « Vive la mort ! », c’est dans l’espérance d’une résurrection qui réussira ce que la dernière révolution vient si dramatiquement de manquer. Dans sa Métaphilosophie, un Henri Lefebvre pense également que la dislocation de la ville, qu’il rapproche de celle de la philosophie, préfigure son pouvoir de créativité davantage que sa perpétuation. Un Ernst Bloch, qui se méfie, lui, du passé « totalement éteint », auquel il préfère « la seule forme qui convienne, celle du « devenu », à savoir de la maturité et de l’œuvre », assure cependant que « c’est ce qui est en ruines qui est intéressant ». Un Tomas Borge, dirigeant provisoirement vaincu des Sandinistes, fait preuve d’un optimisme provocateur, qui ne craint pas d’affirmer : « Personnellement, ce qui s’est passé à l’Est me réjouit : nous avons gagné le droit de recommencer (…) La première pierre du capitalisme est tombée avec le :mur de Berlin ». Goethe n’écrivait-il pas : « Tout ce qui existe est digne d’être détruit » ?

4. De ce fait, nous n’éviterons pas la pensée des ruines. Qui nous renvoie à une tradition peut-être à tort oubliée. Sur un autre registre, celui de la peinture, dont nous étions partis, elle évoque une diversité analogue à celle que nous venons de rencontrer chez les philosophes, mais sa typologie apporte un autre éclairage. On relèvera en priorité que la Renaissance, qui en est le départ, en dépit de traces antérieures, délivre un message de rupture à la fois avec les nostalgies, les deuils (paradise lost), les joies revanchardes, les réécritures du passé et les scepticismes (le Valéry, par exemple, de la mortalité des civilisations). Ainsi, avec Ghirlandajo, la Nativité quitte la paille de l’étable pour s’installer dans les ruines d’un temple ancien, la scène annonçant clairement l’advenue du nouveau règne. Ainsi, derrière la « Bella » de Palma Vecchio se devine le faire-valoir contrasté d’un mur en ruine. De même arrive-t-il à Hubert Robert, le « Robert des ruines » de Diderot, de ne pas se satisfaire de la pure esthétique du rovinismo et de suggérer, quand il peint la « Démolition de la Bastille », le futur de la révolution. On doit à Giulio Carlo Argan, qui fut maire de Rome, l’idée que l’histoire de l’art, dont il était l’un des spécialistes incontestés, appartient à une « culture sans progrès », qu’elle ne reconstitue jamais un développement progressif et récuse toute inévitabilité. A l’opposé du pouvoir et du dogmatisme politique, qui ont besoin de l’idéologie du progrès afin de se légitimer, l’histoire de l’art ne se déroule que dans le présent et ne s’inspire que de lui. « Comment,-demande-t-il, ne pas voir dans le concept (ou le mirage) du progrès l’argument fondamental du pouvoir ? » ; « les hommes du pouvoir sont alors ceux du progrès, les artistes, ceux du retour ». L’art ignore la violence et la guerre.Dans sa démarche, le passé demeure indéfiniment utilisable dans la présence de l’œuvre dont il est toujours le présent. Quelque leçon ne serait-elle pas cachée derrière ce coup d’oeil rétrospectif? Non pas du tout, on l’aura compris, celle d’une eschatologie dans l’attente de la parousie, qui a son strict correspondant dans le mythe postmoderne de la fin de l’histoire, l’une et l’autre frappant de nullité l’action humaine ; ni, non plus, malgré sa moindre ambition, dans le rêve, d’un infarctus du mode de production, les sociétés ne connaissant guère ce genre d’accident. On s’orientera, instruit par l’expérience, vers des pensées plus relatives. Celle qui tient que « le progrès est une idée neuve en Europe » mérite considération, en ce qu’elle rappelle opportunément, d’une part, que le concept est de fraîche naissance (la révolution française ; le mot « progressiste » ne datant que de 1868), et, d’autre part, qu’il se trouve étroitement circonscrit par une civilisation. Qu’il s’agisse de la perfectibilité infinie de l’homme, grâce aux connaissances (Condorcet), du progrès de l’Esprit vers la liberté (Hegel), ou, plus simplement, du fruit de l’évolution (Spencer) et des lois du devenir, historique (marxisme) ou naturel (darwinisme), cette représentation du temps, qui, fort chrétiennement, prétend conjurer la mort, n’atteste que d’une suffisante ignorance. Il est un temps, en Orient, qui ne craint ni rouille, ni patine, ni macule ; un autre, familier aux anciens Grecs et aux conceptions organicistes, qui privilégie la circularité et prévoit des retours. Bloch nous avertit que « c’est à l’ouest, là où le soleil se couche, qu’habite la mort ». Jean-Baptiste Vico croyait à un progrès en spirale, n’excluant pas les régressions, très exactement au sens où Rosa Luxemburg prophétisait « Socialisme ou Barbarie », entendant par ce dernier terme non pas la rechute dans l’âge de pierre, mais l’apparition de ces formes modernes, dont notre siècle a donné (et donne encore) tant de tragiques exemples. La définition gramscienne de la crise nous fournit une autre illustration : « la crise, c’est lorsque le vieux meurt et que le neuf n’arrive pas à naître. Dans cet interrègne surgit une diversité de symptômes morbides ». Nous sommes dans cet interrègne, dans cet intervalle. A l’instar de Volney, l’auteur des Ruines précisément, nous ne savons pas si « l’heureuse révolution » sera seulement possible, nous hésitons devant l’illusion que toucher le fond serait la condition de la remontée en surface,- comme on l’assure prétentieusement aujourd’hui pour la Russie ou… la Yougoslavie. Toute inéluctabilité, toute fatalité nous arrête et nous engage à rendre ses titres de noblesse à une prise de conscience attentive aux contradictions à l’œuvre dans le réel (la dialectique ?), en ce qu’elles ont à provoquer et le retour critique sur soi et l’analyse des formes historiques, dans leur caractère transitionnel/transitoire, afin d’impulser des luttes d’autant mieux ajustées et convergentes que leurs finalités ne sont jamais assurées.

Georges Labica, mars/avril 1999


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