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Frantz Fanon / Les Damnés de la terre

10.03.07

Dernier ouvrage de Frantz Fanon, Les damnés de la terre, parus à la veille de sa mort, semblent appartenir à une époque historique dont le souvenir lui-même s’est dissipé.

Fin 1961, à six mois de la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie (juil. 1962), au bout de cinq années d’une guerre coloniale au bilan très lourd, nous nous trouvons au moment culminant du réveil de ce que l’on appelait le Tiers-Monde. Il faut en rappeler les épisodes les plus significatifs. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, en 1947, sont reconnues les indépendances de l’Inde, du Pakistan et de la Birmanie. 1949, c’est la victoire de la Chine communiste. Alors que les puissances impérialistes se dégagent à grand mal ou entreprennent des incursions lointaines, la France en Indochine, les États-unis en Corée, se multiplient les soulèvements de peuples opprimés, de l’Afrique à l’Asie. En 1954, l’insurrection algérienne suit de peu l’arrivée de Nasser au pouvoir en Egypte et l’accord de principe sur l’autonomie interne tunisienne. Les cartes géographiques et les statuts politiques, singulièrement ceux des empires, vont être bouleversés de fond en comble. Selon diverses procédures, pouvant aller de la diplomatie à la lutte armée, les dominés recouvrent leur liberté à cadence accélérée : le Maroc en 1955, la Tunisie et la Malaisie, l’année où se tient au Caire la conférence de solidarité afro-asiatique (1957) ; tandis que Castro va l’emporter à Cuba et que la Guinée vote non au référendum de la Vème république, en 1958, la République malgache, le Soudan, le Sénégal, le Tchad, le Gabon, la Mauritanie, le Centre-Afrique, la Côte d’Ivoire, le Dahomey, la Haute-Volta choisissent d’entrer dans la Communauté et, deux ans après, certains d’entre ces pays accéderont à l’indépendance.

Bandoeng est l’œil de ce cyclone. Dans cette ville indonésienne, du 18 au 24 avril, se sont réunis, à l’initiative de Sukarno et au lendemain des accords de Genève, mettant fin à la guerre d’Indochine, plus d’une trentaine de pays et quelques observateurs, -dont les trois pays du Maghreb. Animée notamment par des personnalités telles que Nehru, Chou En laï et Nasser, cette conférence, qui servira de modèle à toutes les rencontres successives du Tiers-Monde, proclama une véritable charte de l’anti-colonialisme, des autonomies nationales, de l’égalité entre nations, des conditions d’un développement harmonieux et de la paix. L’année suivante, qui verra, entre autres, la rencontre Nasser, Nehru, Tito, la réunion du Congrès de la Soummam, et le fameux XXème Congrès du PCUS, dont le rapport Khrouchtchev annoncera la déstalinisation, demeurera comme « l’inoubliable année 1956 » (P. Ingrao).

Fanon, dans le bref espace de son existence, est le produit de cette histoire. Né l’année de la mort de Lénine (1925), il découvre, à l’occasion de son engagement dans les F.F.I. (1943), la réalité du racisme. Nommé à l’hôpital psychiatrique de Blida (1953), il est immédiatement plongé dans la double expérience, professionnelle et militante, de deux aliénations, individuelle (les affections mentales) et collective (le combat contre l’oppression). Il intervient, aux deux Congrès des Ecrivains et Artistes noirs (1956, 1959), où il prend ses distances avec la « négritude ». Après son expulsion d’Algérie (1957), coopté par les responsables du F.L.N. à Tunis, il donne à El Moudjahid, des chroniques qui traitent des problèmes les plus épineux rencontrés par les luttes de libération et contribue à la formation des cadres algériens. Recruté aux Affaires étrangères, il est envoyé en mission en Afrique, puis, comme ambassadeur du G.P.R.A., à Accra.

Il fera la rencontre de Lumumba (1960) qui figurera, parmi le Panthéon des hautes figures révolutionnaires de l’époque, auprès des Hô Chi Minh, Vô Nguyên Giap, Che Guevara, Sékou Touré, Jomo Kenyatta, Ben Barka, Souphanouvong, Souvanaphouma, Tschombé, Ahidjo, Moumié, ou Abane Ramdane, dont Fanon écrira que leurs noms sont familiers aux plus humbles des paysans.

Les Damnés de la terre naissent de cette ébullition sans précédent. La retentissante préface, que rédige Sartre, traduit et fustige, sur l’autre versant, celui des maîtres, la culpabilité des intellectuels de l’Occident : « ce n’est pas d’abord leur violence, c’est la nôtre, retournée, qui grandit et les déchire » ; « Nos belles âmes sont racistes » ; « Nos chères valeurs perdent leurs ailes ; à les regarder de près, on n’en trouvera pas une qui ne soit tachée de sang » ; « Où sont les sauvages, à présent ? Où est la barbarie ? » ; « vous condamnez cette guerre, mais n’osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ». Sartre lui-même avait donné, dès 1946, dans Les Temps modernes, la preuve de son anti-colonialisme, avec la guerre du Maroc, puis celle d’Indochine, notamment au moment de l’affaire Henri Martin (1951). Aux côtés d’autres intellectuels, - dont un Claude Bourdet, un Henri Guérin, un Edgar Morin, un Robert Antelme, un André Mandouze, un Francis Jeanson ou un Robert Davezies, il adhèrera à l’appel lancé par le Comité des intellectuels contre la guerre en Algérie (1955), au Comité Pleyel et au Manifeste des 121. L’extrême droite criera « Fusillez Sartre » et son appartement sera à plusieurs reprises l’objet de plasticages de l’O.A.S.

Bandoeng est assurément bien loin de nous. Les espérances surgies avec les mouvements de libération, les indépendances et les révolutions tiers-mondistes ont également disparu. Une conjugaison de facteurs, que l’on ne saurait détailler ici, en a eu raison. La contre-offensive, en premier lieu, de l’impérialisme et des puissances (ex-)coloniales, a détruit jusqu’aux velléités de développement démocratique et populaire autonome. Des leaders assassinés, de la mise en place et de la protection de régimes corrompus, à la botte occidentale, de la surexploitation néo-coloniale à l’imposition d’une dette impayable, tout ce qui se présentait, dans les nouveaux Etats, comme communiste, socialiste, ou simplement progressiste, voire nationaliste, a été combattu par tous les moyens, de l’économique au culturel et à l’informationnel, et le plus souvent impitoyablement éradiqué. C’est ainsi que le monde arabe a été condamné à l’impuissance et, sous nos yeux, à la volonté d’asservissement programmée par le « conflit des civilisations » et la « guerre infinie », chères au Président étatsunien. C’est ainsi que le continent africain est livré à la spoliation de ses richesses, à la famine, à la misère et peut-être à la mort. La chute du mur de Berlin, ensevelissant la première tentative d’émancipation planétaire sous ses propres décombres, jointe aux contradictions internes, qui minaient les nations autrefois dominées, et les errements de toutes sortes de leurs équipes dirigeantes, ont assurément tenu leur rôle dans ces funérailles générales.

Il n’en demeure pas moins que la situation actuelle créée par un néo-libéralisme désormais sans concurrent emporte comme sa conséquence la plus concrètement visible la mondialisation en effet des violences hégémoniques et de la marchandisation généralisée, l’incessant creusement et le poids des inégalités, la multiplication des formes d’exclusion, le formatage des consciences elles-mêmes, mais aussi, sous cette chape, le retour des contestations, des résistances et des soulèvements. Or, et ce constat est décisif, aucun pays n’est épargné par ces phénomènes. Tous, à des degrés sans doute encore différents, qu’il s’agisse de nations développées ou non, démocratiques ou totalitaires, alors que ces mots eux-mêmes basculent, sont concernés, autrement dit, atteints. Il n’est plus ni eldorado, ni refuge. La formule « il y a du Sud dans le Nord et du Nord dans le Sud » vise juste. Elle signifie la tiers-mondisation universalisée.

C’est elle très précisément qui rend aux Damnés de la terre l’actualité un temps estompée, qui en fait littéralement un livre d’actualité. A lire comme tel.

Le chapitre premier commence justement par où il faut commencer, - De la violence.

« La décolonisation est toujours un phénomène violent ». La démonstration de Fanon peut apparaître comme un plaidoyer en faveur de la violence, qu’il dit « absolue » ou « pure ». On peut trouver excessif son manichéisme, mais prenons en compte qu’il parle du face à face de deux situations, de deux types d’homme, de deux comportements, - colon/colonisé. « Ce monde compartimenté, ce monde coupé en deux est habité par des espèces différentes (…) le monde colonial est un monde manichéiste ». « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état pur et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence ». Le colonisé, que le système parvient à « déshumaniser », à animaliser », doit retrouver l’homme, se débarrasser de son complexe d’infériorité, se « désintoxiquer ». C’est pourquoi il n’y a rien à attendre de l’action non-violente, ni des tapis vert de discussion. Le colonisé doit d’abord exercer sur lui-même un travail psychologique et physique, afin de s’en tenir à ce qui fait l’essentiel de sa revendication, - la terre. La paysannerie sera donc présentée comme seule révolutionnaire. On a beaucoup discuté ce jugement, surtout du côté des théoriciens communistes. Comment oublier cependant l’alliance paysanne-ouvrière, définie par Lénine, et la voie empruntée par les premières révolutions marxistes, en Chine, en Europe centrale, au Viêt-Nam, à Cuba, c’est-à-dire dans des pays à paysannerie prépondérante ? Cela n’empêche nullement Fanon de considérer « le caractère tout de même progressiste » des partis politiques.

Dans le contexte international, Fanon perçoit lucidement les difficultés et les pièges qui attendent les jeunes nations indépendantes, de la part des ex-puissances coloniales : « Puisque vous voulez l’indépendance, prenez-la et crevez ». Parfois des régimes autarciques exigent des peuples demeurés misérables des efforts colossaux. D’autres fois, on se soumet aux conditions arrêtées par l’ancienne métropole. Dans tous les cas « la modification des conditions de travail » est déterminante. Des pays capitalistes, on doit attendre, non des œuvres de charité, mais bien qu’ils paient leur dû. Et Fanon, qui ne voit pas l’énormité des tâches à accomplir sans « l’aide des masses européennes », se prend quand même à imaginer ce que pourrait être le scénario catastrophe emportant les pays exploiteurs.

Le second chapitre est consacré à Grandeur et faiblesse de la spontanéité.

Fanon s’y emploie à analyser les handicaps qui pèsent sur toute lutte de libération. Le premier vient de l’existence et du rôle des partis politiques, car non seulement « le fétichisme de l’organisation prendra souvent le pas sur l’étude rationnelle de la société coloniale », mais il faut se convaincre que « le vice congénital de la majorité des partis politiques dans les régions sous-développées a été, selon le schéma classique, de s’adresser en priorité aux éléments les plus conscients : le prolétariat des villes, les artisans et les fonctionnaires, c’est à dire une infime partie de la population ». Or, le prolétariat est précisément « le plus choyé par le régime colonial » et les partis nationalistes victimes de leur « grande méfiance à l’égard des masses rurales », et qui « calquent leurs méthodes et leurs doctrines sur les partis occidentaux », « n’arrivent pas à implanter leur organisation dans les campagnes ». D’où la seule issue : la spontanéité qui est le fait de l’auto soulèvement des ruraux et du lumpenprolétariat qui va former « le fer de lance » de l’insurrection dans les villes. Le jeu de l’occupant, imité en cela par certaines organisations nationales, va utiliser ces données pour creuser les divisions, en dénonçant « la tendance obscurantiste des masses rurales » et leur emprise religieuse. Même après l’indépendance, les syndicats, émanation des ouvriers « favorisés du régime », auront le sentiment de « tourner à vide ». C’est pourquoi le militant nationaliste est amené à se réfugier à la campagne où il trouvera le milieu et les conditions de lutte les plus résolues. Fanon, à qui on a fait reproche de son apologie de la paysannerie lié au discrédit qu’il jette sur les organisations citadines, sait pourtant nuancer ses jugements. Ainsi note-t-il que le lumpen peut servir les manipulations colonialistes et que des villes elles-mêmes peuvent se faire entendre des voix révolutionnaires. Il montre que la lutte est une dialectique dont le mouvement remet en question les comportements et les idées les mieux ancrés, qu’il s’agisse du « racisme anti-raciste », de la nation, de la culture ou du peuple.

Les mésaventures de la conscience nationale font l’objet d’un troisième chapitre.

La nation n’est pas la finalité première du combat anti-colonialiste, bien trop occupé du travail forcé, des inégalités et des droits politiques. Sa conception fluctue, passe de la cristallisation à des formes régressives. De son côté, la bourgeoisie nationale, une fois au pouvoir, ne résiste guère à la tentation de se substituer à la bourgeoisie métropolitaine, singulièrement en s’attribuant, à la faveur des nationalisations économiques, les privilèges des anciens maîtres, alors que son sous-développement constitue un handicap rédhibitoire, face aux tâches qui devraient s’imposer comme les siennes, - se mettre à l’école du peuple. Sa carence s’exerce aussi sur le plan politique, par la mise en place du parti unique et le rôle du leader. Caste et non classe, elle s’appuie sur l’armée et la police, et se vend aux compagnies étrangères. Il faut donc barrer la route à la bourgeoisie nationale, par la création d’une liaison entre les masses, un parti et des intellectuels révolutionnaires. Eclairant les situations existantes et parfois anticipant sur le sort des indépendances toutes nouvelles, Fanon analyse point par point toutes ces données, et prioritairement les difficultés qui attendent le parti nécessaire à la poursuite de la lutte. L’exemple de l’Algérie, dont la guerre de libération lui sert de modèle, lui permet d’énoncer quelques fortes règles. « Les masses doivent savoir que le gouvernement et le parti sont à leur service (…) Il faut rapidement passer de la conscience nationale à la conscience politique et sociale ». Il condamne les utilisateurs de la formule « il n’y a qu’à », tout en recourant lui-même aux « on doit » et autres « il faut ». Or, nous savons quant à nous, combien l’histoire de l’Algérie, depuis 1962, a vérifié ses pronostics les plus sombres et ses mises en garde les plus expresses. On devine les déceptions qui auraient été les siennes.

Le chapitre IV s’intitule Sur la conscience nationale.

S’appuyant aussi bien sur des considérations empruntées à l’histoire des civilisations que sur des illustrations poétiques, et reprenant notamment sa critique des thèses de la négritude, contre les tenants d’une culture négro-africaine, Fanon dénonce la culture nationale qui se réduirait à celle que l’intellectuel doit à la colonisation et montre de surcroît que « la responsabilité de l’homme de culture colonisé n’est pas une responsabilité en face de la culture nationale, mais une responsabilité globale à l’égard de la nation globale, dont la culture n’est, somme toute, qu’un aspect ». C’est dire qu’en pays sous-développé il n’est pas de culture hors de la lutte de libération, que celle-ci se confond avec l’acte de celle-là. Les fortes phrases qui concluaient l’intervention de Fanon au Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes noirs (Rome, 1959), font ici retour : « …la chose la plus urgente aujourd’hui pour l’intellectuel africain est la construction de sa nation. Si cette construction est vraie, c’est-à-dire si elle traduit le vouloir manifeste du peuple, si elle révèle dans leur impatience les peuples africains, alors la construction nationale s’accompagne nécessairement de la découverte et de la promotion de valeurs universalisantes … C’est au cœur de la conscience nationale que s’élève et se vivifie la conscience internationale. Et cette double émergence n’est, en définitive, que le foyer de toute culture ».

Le dernier chapitre des Damnés porte sur Guerre coloniale et roubles mentaux.

On y trouvera, à travers l’analyse de quelques cas cliniques, à quel point étaient imbriquées, chez Fanon, l’exercice de sa spécialité professionnelle et son activité militante. Rien d’inopportun, ni de déplacé, dit-il, dans la présence de notes psychiatriques au sein d’un ouvrage tel que les Damnés. C’est la violence toujours qui assure le lien, car « nous aurons à panser des années encore les plaies multiples et quelquefois indélébiles faites à nos peuples par le déferlement colonialiste », ces « germes de pourriture qu’il nous faut implacablement détecter et extirper de nos terres et de nos cerveaux ». Un traitement particulier est réservé à la thèse selon laquelle l’Algérien serait « un criminel-né ». Ici encore, Fanon frappe juste. Car, cette thèse qui a fait, nous apprend-il, durant trente années, l’objet d’un enseignement à la Faculté de médecine d’Alger, est rigoureusement la même que celle que véhicule le racisme anti-arabe si répandu de nos jours.

La brève Conclusion de l’ouvrage mérite une remarque analogue. L’invite de Fanon est demeurée célèbre : « Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde ». Ecoutons la façon dont il l’illustre : « Il y a deux siècles, une ancienne colonie européenne s’est mise en tête de rattraper l’Europe. Elle y a tellement réussi que les États-Unis d’Amérique sont devenus un monstre où les tares, les maladies et l’inhumanité de l’Europe ont atteint des dimensions épouvantables ».

Qui oserait affirmer que de tels jugements ne sont pas au cœur de notre plus brûlante actualité ?

Georges Labica
(Présentation pour un ouvrage collectif sur Fanon, à paraître à Alger) (Février-mars 2007)


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