La supérette

04.Dec.08 :: Analysis

1. Jetés hors de chez eux par la crise des subprimes, quelques familles étasuniennes avaient décidé de s’associer, en mettant en commun les économies qui leur restaient.

Après avoir examiné diverses hypothèses et réfléchi à divers projets, ils étaient tombés d’accord pour ouvrir une supérette, dans la petite ville, où ils avaient été contraints de chercher refuge, après la perte de leur logement et pour certains, celle de leur emploi. Le modeste bâtiment, qu’ils avaient, en bonne partie, restauré eux-mêmes, se situait dans la périphérie, à proximité donc de cultures maraîchères. Ce qui leur avait permis, dès l’ouverture, d’offrir à l’achat des marchandises, essentiellement légumes et fruits, à un moindre coût, puisqu’ils n’avaient recours à aucun intermédiaire, grossiste ou transporteur. La clientèle ne se fit pas attendre et son nombre grossit rapidement. Ils purent, par conséquent, s’agrandir et diversifier leurs rayons, de la boucherie charcuterie aux conserves et aux produits de ménage, en passant par les condiments, les pâtes, le riz, etc. Ils avaient aussi un étal de fleurs. Ils assuraient eux-mêmes la marche de leur commerce. Hommes, femmes et même adolescents, en dehors des activités scolaires, s’étaient distribué les tâches. Les uns assuraient, avec leurs propres véhicules, l’approvisionnement direct, les autres les ventes, la maintenance, les relations avec les producteurs et la publicité. Ils avaient choisi de se mettre en autogestion. Ils s’étaient, pour ce faire, constitués en association de membres égaux. Leur assemblée prenait toutes les dispositions assurant le fonctionnement de la chaîne, un trésorier élu se voyant chargé de la comptabilité générale, des salaires, équivalents pour tous, et de la répartition des gains entre les familles.

Leur succès leur valut très vite les inévitables tentatives de grandes surfaces cherchant à prendre le contrôle de leur entreprise, soit sous la forme d’acquisition-fusion, soit sous la forme de gérance. Des banques, en dépit de la période de sécheresse des crédits, due à la crise, allèrent jusqu’à leur proposer des fonds, pour les aider à ouvrir des succursales, ou pour leur permettre de créer une société par actions. Leur notoriété prit toutefois une envergure plus considérable en parvenant jusqu’au sommet de l’Etat. Non seulement, ils reçurent des félicitations appuyées, mais ils furent donnés en exemple à toute la nation pour le courage dont ils avaient fait preuve dans l’adversité. Leur réussite, à elle seule, fournissait la preuve qu’il était possible à chacun de surmonter la crise, fût-ce grâce à des initiatives d’inspiration « socialisante », et que le « rêve américain » n’était pas mort. Nos « socialistes » quant à eux, ne se laissèrent ni émouvoir, ni, moins encore, acheter. Ils déclinèrent même l’invitation qui leur était faite de se rendre à Washington.

Tranquillement, sans éclat, ni forfanterie, ils firent école, ils « contaminèrent » comme ils disaient in aparté. D’une part, ils essaimèrent, en ouvrant en effet des succursales qui menaçaient, à leur tour les gros concurrents, et dont ils gardaient strictement le contrôle. D’autre part et surtout, c’est leur modèle qu’ils exportèrent. Les avantages économiques, pour l’offre comme pour la demande, du système autogestionnaire, firent des émules et s’étendirent à bien d’autres formes de commerce, de la mécanique à l’immobilier déliquescent et, peu à peu, à la gestion, au point que des services à caractère public et même des municipalités envisagèrent de l’adopter, nonobstant les difficultés et les résistances de plus en plus fortes, qu’ils rencontraient. Tant le désarroi et la méfiance envers le système, produits par l’ampleur de la crise, commençaient à travailler le soubassement social.

2. Quelques six mois auparavant, de singuliers faits divers avaient défrayé la chronique, passionné les médias et jeté le plus grand trouble dans les milieux politiques. Banques et banquiers en avaient été les vedettes, à leur insu. Quelques cas apparurent significatifs.

Deux individus de belle tenue s’étaient présentés, une fin de matinée, à la banque X, et avaient demandé, avec des airs fort sérieux, à en rencontrer le fondé de pouvoir, pour une affaire de la plus haute importance. Une fois en sa présence, ils l’avaient contraint, sous la menace de leurs revolvers, de signer plusieurs gros virements à des comptes numérotés domiciliés à l’étranger. Ils l’avaient assuré qu’en cas d’appel à la police ou de non exécution, dans les deux jours, lui-même et sa famille s’exposeraient aux plus grands dangers. L’opération ayant été accomplie, la presse fut informée et rapporta l’événement, avec, comme à son habitude, force détails de son cru. La police dut, dans un temps assez bref, convenir de l’échec de l’enquête qu’elle avait ouverte concernant les détenteurs des comptes ainsi alimentés.

Presque au même moment, le directeur d’un Hedge Fund, dont le siège, véritable bastion électronique, occupait une immense villa dans la banlieue de X, fut kidnappé dans des conditions ténébreuses. Il aurait été enlevé à sa sortie d’une boîte de nuit privée, après avoir congédié ses gardes du corps. La rançon exigée, de plusieurs millions de dollars, devait être livrée sous les cinq jours, sous peine d’exécution. Le temps imparti étant écoulé et les associés n’ayant pas jugé bon de réunir la somme, le directeur fut effectivement exécuté. Son corps fut retrouvé au petit matin devant le siège d’un journal, un calicot su sa poitrine déclarant : « Ainsi qu’annoncé, M. X a été jugé et condamné pour les milliers de victimes, imputables à ses pratiques de rapine spéculative. Le système qui l’a couvert et qui cherche à sauver ses pairs du désastre qu’ils ont eux-mêmes provoqué, ne restera pas impuni. Sa destruction est désormais engagée ».

Un important PDG appartenant au complexe militaro-industriel fut séquestré dans sa propriété, avec sa famille et ses employés, par un groupe d’hommes s’étant introduits chez lui, à la faveur de la nuit. Sous la menace de leurs armes, ils avaient réuni l’ensemble des occupants et enfermé dans leurs appartements l’épouse et les enfants, en tant que garants du respect de l’interdiction de communiquer avec l’extérieur, tous les moyens de s’y employer (téléphones et ordinateurs) ayant été soit confisqués, soit mis hors d’usage. Ils réquisitionnèrent le personnel, afin d’entreprendre des travaux autour de chaque bâtiment du domaine. Un certain nombre de trous furent creusés, à l’intérieur desquels furent alternativement déposées des mines et des bombes, reliés à un dispositif de commande mobile. Alertées par des collaborateurs, préoccupés par l’absence de leur patron, et par l’impossibilité d’entrer en contact avec son domicile, les forces de police se déployèrent pour procéder à un encerclement serré. Aux sommations de leurs chefs les invitant à se rendre, moyennant la promesse d’un sort négocié, les étrangers répliquèrent en exigeant le dépôt, sous 24h, devant le portail d’entrée, d’une somme tout à fait considérable. Au cas contraire, ils provoqueraient l’explosion de la maison, avec tous ses occupants. Etant précisé que rien ne devrait être tenté sur la personne qui irait recueillir les fonds. Ils s’éclipsèrent sans laisser de traces.

3. Le rapport entre ces braquages et autres enlèvements avec les créateurs de la supérette n’avait rien d’évident, aucun élément d’enquête ne permettant de l’étayer. Il se trouva cependant que des financiers flairèrent le rapprochement, considérant le décalage entre les réalisations et les capitaux engagés. Mais il ne s’agissait là que d’une hypothèse, qui, de surcroît, avait valeur générale, d’autres faits analogues s’étant produits dans le pays. Par contre, certains amis du groupe, qui connaissaient ses réelles disponibilités financières, s’étaient étonnés de la rapidité avec laquelle s’était opérée l’extension de l’entreprise. Mais ils y voyaient un modèle plutôt qu’un délit, le désir de répéter l‘opération à leur compte l’emportait largement sur celui de la condamner.

4. De telles pratiques criminalo-entrepreneuriales se multipliaient dans d’autres pays, sans qu’il soit possible évidemment de faire le départ entre les purs actes de banditisme et les procédés de compensation de la part de victimes de la conjoncture. Il apparaissait que, pour la première fois, aux yeux du plus grand nombre, les masques étaient tombés. Le système capitaliste en tant que tel était enfin considéré comme responsable d’une situation qui entendait faire payer la crise par les citoyens contribuables, et en exonérait ceux là mêmes qui l’avaient provoquée.

Le prétendu « retour de l’Etat » confirmait l’étroite complicité unissant politiques, hommes d’affaire et maffieux de tout poil. Les Conseils d’administration de la classe dominante agissaient conformément à leur vocation. Après avoir assuré la pression sur les salaires, qu’exigeaient le service du néolibéralisme et de la concurrence « libre et non faussée », indispensable à « l’autorégulation » du marché, ils volaient au secours des prédateurs à coup de centaines de milliards, qu’ils avaient déclaré introuvables pour satisfaire les moindres demandes sociales et qui représentaient les fruits du travail. Les préposés à l’idéologie, arrogants ou crétins, s’empressaient de renverser leurs discours de la veille ou de l’avant-veille. Du « nous l’avions bien vu venir » aux « nationalisations » et autres mesures « socialistes », à coiffer un Bush de la casquette de Lénine, comme on l’avait dit, on découvrait que le destructeur par excellence, le capitalisme mondialisé, prenait la figure de l’héautontimoroumenos baudelairien, du bourreau de soi-même, qui pouvait, de son propre mouvement en effet, se détruire lui-même, mais en détruisant ceux qui avaient vocation à le détruire C’était à qui réformerait, refonderait ou moraliserait le capitalisme, rendrait « honnête » le marché, sanctionnerait les parachutes dorés, mais se contenterait de surveiller les opérations spéculatives et modérer le recours aux paradis fiscaux. Toujours est-il que la résignation à une fatalité qui gouvernerait le monde économique comme la pesanteur le monde physique, entendons les « lois du marché » assimilées aux lois de la nature, dont les gourous sans vergogne prédisaient les effets, à la manière des météorologues le temps qu’il avait fait la veille, cette résignation était à l’agonie. Désormais, on voyait la grimace derrière la bonne mine, autrement dit les coupables, telle cette théorie de personnages tout-puissants, - banquiers, assureurs, PDG, hauts fonctionnaires, conseillers, directeurs du Trésor ou de la Caisse des dépôts, sortant du cabinet d’un président de la République, où ils venaient d’autopsier leur propre cadavre, ou bien, de l’étage au-dessus, les brochettes du G 20, ou du G 8, se demandant s’ils allaient être condamnés au rôle de fossoyeurs. L’ennemi, les ennemis avaient des visages sur lesquels on pouvait mettre des noms.

C’en était fini de l’abstraction du « patron », du « chef », ou de « l’exploiteur », aussi bien que des « réformes allant dans le bon sens », de « la réduction du chômage », de la « sauvegarde du pouvoir d’achat », etc. Des institutions étaient enfin directement identifiées comme les associations de malfaiteurs qu’elles étaient depuis leur création, - OMC, FMI, BN…Les milliers de victimes occasionnés par leurs diktats en faveur de l’acquittement des intérêts de la dette et de la « bonne gouvernance » avaient beau être invisibles, ou rendus tels, ils n’en demeuraient pas moins des laissés pour compte, promis à la misère ou à la mort. Concurremment se forgeait la conscience des immenses réservoirs de force que représentaient les masses, face à une minorité de décideurs, qui, il est vrai, disposaient du pouvoir, des moyens d’information/inculcation, de l’argent et des armes. Mais que pourraient-ils, « quand tous les pauvres s’y mettront » ? Les pauvres pauvres, toujours plus nombreux dans les grandes démocraties, les USA, par exemple, avec près de 50 millions, ou la France avec 7 millions dont 2 millions d’enfants, auxquels s’ajoutaient les précarisés et les « travailleurs pauvres », découverts par la sociologie post-moderne, et tous les hors droits (migrants, sans papiers, sans logement, tous les handicapés d’une société à deux vitesses), lesquels, à leur tour, prenaient rang parmi ces centaines de millions de travailleurs dressés, il est vrai aussi, les uns contre les autres, par une impitoyable compétition entre grands groupes impérialistes.

5. Il eut été bien étonnant, et de fait complètement inattendu, qu’une telle masse se dressât dans l’unité, l’harmonie et la raison, de façon pacifique. Le couvercle de la marmite, à peine soulevé, ce fut le bordel, l’anarchie, faisant pendant à celle du marché, le tourbillon général qui emporte les esclaves dont les chaînes tombent, les déportés tirés des camps, les enfants loups mis en présence des hommes, tous hagards, égarés, ne sachant quelle conduite tenir devant la situation nouvelle. En réalité, aucune métaphore ne tenait vraiment, c’était pire, car le ressort déclenché était celui de la fureur et du ressentiment. D’une colère poussée à la haine. Le modèle de la supérette ne pouvait faire école et l’adoption de l’autogestion, au moins dans un premier moment, ne dépassait pas le local. Libre cours fut donc laissé aux règlements de comptes, du cassage de gueule du petit chef au saccage du bureau directorial. Reconnu dans la rue, tel député corrompu, tel animateur de télévision conifiant l’opinion, tel élu prévaricateur ou concussionnaire, tel flic ripou, cogneur ou raciste, tel « patron voyou » (label officiel), tel éditorialiste de la presse à la botte, tel « intellectuel » cire pompes, et, bien entendu, tel agent immobilier ou courtier d’affaire, subissait un ramassage sans sommation, du horion ou du crachat au coma. Responsable, pas responsable ? Et de quoi ? Questions rendues obsolètes. On pensait à Marat déclarant que le nombre de sacrifiés par la révolution était sans commune mesure avec les interminables théories de cadavres dues à la royauté.

A noter que pour des raisons de révérence débile mais dûment intériorisée, vedettes du sport comme du grand et du petit écran, vautrées cependant sur des revenus équivalents à plusieurs milliers de SMIG, se voyaient épargnées. Eclataient également des émeutes spontanées, provoquées par la faim ou le dénuement, sous la forme de bris de commerces et de pillages de supermarchés. Luxe et opulence, passés de l’offense à la provocation, se traduisaient en attaques contre telle boutique de mode, tel restaurant et tel hôtel réservés au gratin. La crise étant mondiale, comme on sait, et s’aggravant de jour en jour, il n’y eut pratiquement pas de pays soustrait au grands charivari social, les expressions et mouvements de violence variant de l’un à l’autre en fonction des situations vécues, i.e., de l’accumulation des frustrations et des sévices subis. On imagine sans mal combien les choses pouvaient être différentes, selon qu’il s’agissait de la Sierra Leone, du Pérou, de la Grande-Bretagne, du Sri Lanka, de Dubaï ou de la Serbie. Ici, en Afrique par exemple, des insurrections populaires se trouvaient manipulées par des chefs de guerre désireux de se substituer aux régimes en place ; ailleurs, en Asie du Sud-est, une répression féroce s’abattait sur les manifestants, faisant de nombreux morts et blessés et remplissant les prisons ; ailleurs encore, en France, les forces de l’ordre recevaient, au nom de l’union nationale contre le recours à la violence, le soutien de la gauche comme de la droite ouvertement associées pour l’occasion. Dans les campagnes latino-américaines, les paysans révoltés étaient écrasés par les milices privées des latifundistes, comme jadis ceux de l’Europe médiévale par les mercenaires féodaux…Des groupes avant-gardistes, ou d’extrême gauche, s’inséraient dans le mouvement par des actions spectaculaires. Le PDG de M…, couvert de millions pour avoir ruiné son entreprise, était abattu devant son domicile, un ministre de l’intérieur gardé en otage pendant une huitaine. Un tir de bazooka, à partir d’une voiture, frappait le siège du patronat. Des résidences secondaires de très grand standing étaient incendiées. Des bombes, placées de nuit par des nageurs sous-marins, sous la coque de voiliers ou de cabin cruisers, estimés à des valeurs insolentes, provoquaient l’explosion de bassins réservés à la plaisance. Dans la conjoncture, en dépit des indignations des classes politiques toutes « sensibilités » confondues, ces diverses actions revêtaient un sens qu’elles n’étaient jamais parvenues à posséder auparavant, en périodes considérées comme calmes. Elles contribuaient à la prise de conscience et inspiraient la nécessaire extension des luttes.

6. La crise gagnant en malfaisances, avec l’accroissement de fermetures d’entreprises, les licenciements massifs, la dégradation du pouvoir d’achat et, plus généralement, des conditions d’existence (travail, santé, éducation, logement, loisirs), le creusement, d’un mot, de toutes les inégalités, à coups d’injustices, de discriminations et de flicages, il apparaissait de plus en plus clairement, aux yeux d’un nombre et plus en plus étendu de personnes, que le laminoir de la crise ne laisserait rien en l’état et que le retour à la situation de départ, jugée « normale », était interdit. Il ne s’agissait pas seulement des travailleurs, des pauvres et des exclus, les couches moyennes étaient également touchées : les commerçants ; les professions libérales ; les petites et moyennes exploitations agricoles ; les PME de l’industrie et de l’artisanat, asphyxiées par le manque de crédits et, en tant que sous-traitantes, par la faillite des multinationales.

La lave ne cessait de monter dans le volcan social. Après une période tâtonnante et marquée de réactions isolées et sporadiques, elle déferlait dans les avenues des métropoles en courants énormes qui envahissaient tout et rendaient vaines les tentatives pour les contenir et, moins encore, les contrôler. Les effectifs de police, toujours renforcés, étaient débordés et, avec eux, l’ensemble du système sécuritaire, aussi sophistiqué ait-il été. Les désertions de militaires appelés en renfort proliféraient. Edifices et sièges officiels, Bourses, Centres de radiotélévision, commissariats, ministères, jusqu’aux palais présidentiels, se voyaient emportés et investis par les foules. On était à des lieues des comptes gouttes protestataires qu’une gauche, au bout de ses lâchages, lâchetés, et complicités avec le pouvoir, prétendait offrir aux mécontentements, avec ses délégations, pétitions, manifestations, à la fois formelles sectorielles et fugaces, et grègrèves sans lendemain. Devant le brutal surgissement de classes en lutte, les histrions autoproclamés représentants du monde ouvrier et des forces populaires, étaient évacués comme des scories. A l’instar de ce qui s’était passé à toutes les périodes historiques révolutionnaires, le mouvement affirmait ses propres exigences et produisait ses propres leaders. La radicalité était à l’ordre du jour, qui établissait à quel point un fossé s’était creusé entre l’opposition creuse et complaisante d’une « classe politique » de gauche, qui ne parvenait plus à se distinguer elle-même de son homonyme de droite, et la conscience que les masses avaient prise de l’intolérable d’une situation, révélée par la crise en cours dans sa pleine vérité.

Aussi n’était-ce pas l’Etat qui faisait retour, mais bien le politique, enfoui sous le néo-libéralisme, et rétabli dans son rôle, par ceux-la mêmes, les exploités, qui en étaient les légitimes détenteurs et les .garants. Les silenciados, comme on dit fortement en Amérique latine, prenaient ou reprenaient la parole. La détresse claquait comme un drapeau. Bandeaux et menottes se détachaient tout seuls, comme des peaux mortes. Des enfants, descendus de leurs tas d’ordures, rencontraient une dignité, toute neuve. La volonté populaire se substituait aux injonctions des actionnaires. Avec elle, la violence émancipatrice réaffirmait sa nécessité, contre les palinodies consensuelles qui ne la condamnaient, et avec quelle conviction ! qu’afin d’en réserver le monopole au pouvoir et, partant, de sacraliser l’ordre dominant. Les bourgeoisies en place, solidement assises sur le socle de l’intouchable propriété privée, jouissaient de la sorte de toute liberté pour gouverner par les peurs, qu’elles suscitaient constamment, et l’invention de terrorismes, qui masquait les atrocités du leur. D’où, relancé par le Patriot Act, sur le prétexte des Twin Towers, le perfectionnement incessant des dispositifs sécuritaires - satellites de surveillance, réseaux d’écoute, caméras, Echelon et Edwige, succédant au Gladio, prolifération et toute-puissance des services de renseignements, visant l’incarcération idéologique « citoyenne » et la répression de toute contestation, surtout sociale, le tout n’ayant nulle autre signification que celle d’une guerre aux pauvres, auxquels on assimilait l’ensemble des dominés. La débâcle imputée à l’éclatement de la « bulle financière » était en train de rendre inopérant tout ce bataclan.

7. Ladite débâcle du capitalisme mondialisé était-elle pour autant assurée ?

Parvenus à la nouvelle étape de leur globalité, en tant qu’ils étaient mondiaux et qu’ils entraînaient des foules, les mouvements anti-systémiques n’en présentaient toujours pas moins de fortes disparités. Sans prétendre à un tableau géopolitique complet, il était possible de faire quelques observations, passibles d’être rapidement remises en question par de nouveaux développements. Les nations dites « occidentales » et « démocratiques », les plus frappées parce qu’elles formaient l’épicentre du séisme, renouaient avec leurs traditions de luttes sociales. En Europe de l’Ouest, la conscience de classe s’arrachait de la léthargie, où l’avait plongée l’alternance de régimes libéraux, sociaux-démocrates ou « socialistes », et rendait au monde du travail son initiative politique. En France, particulièrement, tout se passait comme si le patrimoine historique des révolutions refaisait surface, pour se débarrasser d’usurpateurs clownesques inféodés au service du profit. Compte tenu de leurs spécificités, il n’en allait pas autrement pour l’Allemagne, qui tenait enfin sa réunification ; pour le Royaume Uni, où les dockers triomphaient de Thatcher and Co ; pour l’Italie et pour l’Espagne, qui parvenaient, au terme e plusieurs décennies d’ersatz, à se débarrasser, l’une du fascisme l’autre du franquisme ; pour le Portugal, lui aussi insuffisamment désalazarisé, revenait vers ses œillets ; pour la Grèce, qui échappait au filet de Yalta….

L’exemple le plus significatif peut-être était donné par les Etats-Unis, où l’on assistait à une véritable résurrection de ce qui avait été jadis la classe ouvrière la plus dynamique du monde. Se trouvaient comme effacées les décennies d’abrutissement et de supercheries du bipartisme, la dernière ayant coïncidé avec l’éclatement de la crise. En Europe de l’Est, une nouvelle génération, qui ne se sentait nullement comptable des errements du passé, remettait ses pas dans ceux des anciens, sans partager leur nostalgie, mais convaincue qu’ils n’avaient pas eu tort. Dans les pays scandinaves, où les tensions n’atteignaient pas des seuils aussi critiques, les choses paraissaient devoir se dérouler moins brutalement. L’Espagne, l’Irlande et l’Islande, que des politiques plus proches de l’aventurisme étatsunien avaient mises davantage mat en point, se voyaient contraintes de s’engager dans des voies plus radicales. Dans le grand corps russe, 17 remuait encore. La fange des oligarques spoliateurs et des politiciens restalinisés n’en avaient plus pour longtemps. Les contre révolutions perdaient leur couleur.

Elles passaient de l’orange au rouge. Les pays d’Amérique latine, qui avaient déjà pris de l’avance en matière de bouleversements politiques et qui étaient rodés au congédiement expéditif de gouvernements fin pourris se préparaient à franchir une nouvelle étape. La révolution bolivarienne gagnait comme un feu dans le maquis. Des régimes qui s’étaient vus contraints de liquider les ultimes traces de leurs dictatures et s’étaient distanciés du tyran du Nord, étaient mûrs pour des transitions, dont ils possédaient plus que les prémisses. Qui sait si le sous continent indien, de son côté, n’allait pas, la fantasmagorie de la non-violence définitivement écartée, épouser le modèle népalais ? On aurait dit que le monde arabe, quant à lui, n’attendait qu’une étincelle. Ses masses déchaînées, au sens propre comme au sens figuré, par le coup qu’ajoutait la crise à la somme de leurs servitudes, défenestraient leurs satrapes, aussi cruels qu’imbéciles. La violence était à son comble : palais incendiés, militaires et policiers lynchés, ministres et ex-hauts responsables lapidés, spéculateurs pendus sans procès.

Non seulement la justification religieuse n’avait aucune part aux événements, mais les islamistes, qui tentaient de détourner la colère à leur profit, se voyaient rejetés, en tant que futurs oppresseurs, tout aussi libéraux que ceux qu’ils prétendaient combattre. Le peuple palestinien, une fois encore, semblait faire exception. Rompus à toutes les formes d’oppression, ses bourreaux, bloqués dans leur fanatisme, disposaient désormais sans obstacles des moyens d’une extermination complète, avant leur propre disparition. L’Iran, qu’un tir atomique israélien n’avait pas encore frappé, reprenait sa marche vers la démocratie, bloquée par le régime des mollahs. L’Asie, en dépit de différences de situations non négligeables, mais encore incertaines quant à leur déroulement, représentait, du moins pour le moment, une zone plus paisible, grâce aux capacités, valables surtout pour la Chine, qu’offrait le fait d’avoir engrangé la plus énorme quantité de dollars et d’avoir un niveau de consommation extrêmement bas. La reprise de la Longue Marche néanmoins était moins éloignée qu’il ne paraissait. Le Japon voisin rencontrait la chance d’en finir avec son hyper capitalisme féodal. L’Afrique, laminée par des formes d’exploitation qui avaient pris le relais des coloniales en les aggravant, écrasée par la dette, déchirée par des rivalités « tribales », orchestrées et rythmées par les divers impérialismes en compétition pour l’accaparement de ses richesses, se donnait toujours comme la part maudite de l’humanité. On avait l’impression qu’elle hésitait, ou se sentait impuissante, entre une violence subie, dont on savait à quel point elle avait été meurtrière, et une violence volontaire, dont, en la quasi absence de forces organisées et de leaders irréprochables, le risque ne pouvait être écarté de manipulations internes pourvoyeuses de nouvelles épreuves. Devrait-elle attendre, de la part d’un « Occident » lui-même libéré, la sollicitude et les solidarités dont elle avait été si férocement privée ?

8. L’avènement d’un « autre monde », cette fois, dans le réel et non plus dans des élucubrations mystificatrices, était à l’ordre du jour, à travers ces soulèvements sans précédent, répondant à une crise elle-même sans précédent du capitalisme. Mais on ne pouvait pourtant faire bon marché de l’extraordinaire réserve de nuisances des classes dominantes.

S’imposait, en premier lieu, la considération de cette donnée que le capitalisme, tout au long de son histoire, était toujours parvenu à surmonter ses propres crises. L’actuelle, par son caractère proprement inouï, dans sa profondeur (elle touchait la totalité du système) et dans son extension (elle était planétaire) échapperait-elle à la règle ? A voir le nombre, la qualité et l’ampleur des dispositifs mis en place pour lui faire face et la surmonter, il s’avérait prudent d’en douter et de tenir, jusqu’à la preuve, encore hésitante, du contraire, qu’il n’y avait décidément pas d’infarctus des modes de production. Marx, qui était pourtant convaincu qu’il fallait que creusât la « vieille taupe », autrement dit que le « fossoyeur » prolétarien remplît son office, n’avait pas écarté l’hypothèse d’une mortelle rupture d’anévrisme. La suite en a tranché. Sans revenir à 1929, dont les Etats-Unis sortirent par leur participation à la guerre plutôt que par le New Deal, il suffit de prendre quelques cas dans la kyrielle des crises qui se sont succédées simplement depuis les années 80 du siècle dernier, ce qui ne fait qu’une trentaine d’années. En octobre 1987, le krach boursier avait concerné les Etats-Unis et l’Europe ; en 1988, la faillite provoquée par les junk bonds avait déjà suscité l’intervention de l’Etat des E.U, qui avait ponctionné 500 milliards de dollars dans les caisses d’épargne ; en 1991, la bulle financière avait crevé au Japon ; en 2000, le même phénomène avait provoqué une catastrophe en chaîne, des scandales Enron, Wordlcom et Vivendi, jusqu’à la tourmente argentine de la fin 2001. Aujourd’hui, la mobilisation générale avait été décrétée chez les pays riches, les émergents se contentant d’un rôle d’observateurs.

Dans la confusion d’ensemble, puisqu’au sein même de la communauté européenne, malgré les rodomontades unitaires, chaque pays tirait la couverture à soi, c’était à qui, des financiers, des cuistres de l’économie et des think thanks, proposerait les mesures les plus audacieuses, afin de s’en sortir aux moindres frais. Un unique point d’accord : il fallait sauver le capitalisme. On ne regardait pas aux moyens, quitte, sans états d’âme, à brûler ce qu’on avait encensé, - l’apologie du marché, les déréglementations, les privatisations, la flexibilité et les délocalisations ou les succès des traders et autres golden boys les plus rapaces. On ne craignait pas de dénoncer, comme si elle n’avait été qu’un accident de parcours, dans la spéculation financière, la perversion du système, à laquelle une bonne thérapie permettrait de recouvrer la santé. Encore était-il notable qu’en plein effondrement, diagnostiqué comme tel, que d’avisés charognards pariaient sur l’avenir, s’empressaient d’acquérir logements et commerces en déshérence. L’Etat lui-même n’escomptait-il pas tirer des profits substantiels des participations qu’il prenait dans des banques et des entreprises moribondes ?
Car, le capitalisme n’a pas de politique qui lui soit inhérente. La démocratie est le régime, qui sans doute lui convient le mieux, en ce qu’il lui laisse les coudées franches, mais il a prouvé, à de nombreuses reprises, qu’il sait y renoncer, quand sa survie est en cause, par le recours à des formes autoritaires dissimulées, à la dictature franche et ouverte ou aux fascismes. Le capitalisme d’Etat, ce monstre qu’il n’avait cessé de vilipender, ne lui faisait plus peur, sous la condition, bien entendu, de socialiser les pertes dues aux capitaux « toxiques » et de garder la haute main sur l’Etat.

Divers scenarii se présentaient comme possibles. Le premier, au début de l’insurrection de masse, et provisoirement encore dans certains cas particuliers, avait consisté à édifier un barrage de mesurettes, qui desserraient certaines contraintes (TVA, par exemple), en promettaient d’autres contre les nantis (primes patronales, impôts sur la richesse), procédaient à des « nationalisations », de fait inévitables, ou promouvaient à grand fracas des avancées prétendument « démocratiques ». Ce scénario de compromis social, tablant sur le retour au calme, avait dû rapidement céder le pas à la proclamation d’un état d’urgence ne reculant devant aucune disposition répressive. Les bourgeoisies acculées avaient jeté toutes leurs forces dans la bataille et opposaient leur potentiel ultra perfectionné de violences à la violence populaire, armée de son seul nombre et de sa volonté de libération. L’état de servitude consentie, une fois balayé par l’agressivité de la crise, l’unique issue politique demeurait l’Etat de classe reposant sur son propre poids. Que si, par le plus grand des miracles, les capi di tutti capi capitalistes avaient renoncé à leur hégémonie, qui se serait plaint de l’économie de sang versé ainsi rendue possible?

9. Il n’existait donc pas d’autre alternative à la barbarie que le socialisme. Le paradoxe, pour ne pas parler de brutale contradiction, avait surgi en toute lumière entre la nécessité d’en finir avec le capitalisme, qui paraissait enfin à portée de main, et l’absence de forces susceptibles de la porter. La situation pouvait être dite révolutionnaire, à l’échelle du monde entier, grâce précisément à la « mondialisation », mais ses opérateurs potentiels ne l’étaient pas. Ils demeuraient ligotés par leurs bourgeoisies dans un système auquel, à de rares exceptions près, tout l’éventail des « gauches » s’était soit soumis, soit rallié. Les mouvements de masses, par leur propre dynamisme, avaient ruiné les consensus les mieux indurés et rendu à la lutte de classe ses propriétés de vecteur international. Les réseaux de communication, eux aussi mondialisés, ne se substituaient pas aux luttes, comme l’avaient cru, de bonne ou de mauvaise foi quelques songe-creux, mais ils possédaient l’avantage de leur servir de porte-voix, en diffusant partout expériences et solidarités. Au point de réplique où elle était parvenue, l’effervescence planétaire, quel qu’ait été le degré atteint au sein des différentes conjonctures, libérait une espérance, qui n’avait pas non plus de précédent. Le temps des foyers vite éteints, aussi bien que celui des transitions avortées et des révolutions dévoyées, touchait à son terme. Il devenait loisible de penser que c’était dans les métropoles mêmes où il était apparu, s’était épanoui et avait exercé sa domination mondiale, que le capitalisme courait le plus grand danger. Au bout d’un siècle et demi d’une histoire gavée de fureurs, de peurs et d’errements de toute espèce, Marx finirait peut-être par avoir raison. Le processus révolutionnaire, si malmené, si controuvé hors de sa terre natale, allait triompher, comme annoncé, mais longtemps démenti,  dans les pays les plus développés économiquement, politiquement, où les affrontements de classe avaient épousé les formes les plus radicales. Ayant abattu la Bête, ils auraient alors à proposer au concert de nations égales le modèle le plus antinomique de celui qu’ils avaient imposé, des siècles durant, dans les larmes et le sang. La fondation, de la démocratie, serait enfin la tâche commune. Les premières mesures adoptées dans les situations nationales en voie de libération s’y employaient.

Dans la guerre provoquée par la crise, cette hypothèse possédait la probabilité la plus haute. Elle donnait, pour la première fois, à l’alternative d’un ordre international de justice et de progrès sociaux, sa chance réelle. Son échec se payerait des plus graves régressions et d’un nouvel esclavage. Sa victoire, sur laquelle misait une prudence confiante, marquerait en effet la fin de la préhistoire de l’humanité.

10. On aura compris que le récit que l’on vient de lire n’est pas une fiction utopique. C’est un appel à l’insurrection.

Le Pecq
Oct.-nov. 2008

                  

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