Lénine est effacé même des endroits où on lattendrait le plus, dans les partis qui se réclament du communisme, tout se passe comme si on se débarrassait progressivement de tout ce qui a à voir avec Lénine. Le dernier exemple en date, jespère que les conséquences ne seront pas mauvaises, cest la façon dont la LCR renonce à la dictature du prolétariat.
Marx a sa place parce que les théoriciens, économistes, philosophes de la classe dominante, disent du bien de lui, parce que cest un philosophe, une figure consacrée dans le panthéon des gloires de loccident. À linverse, Staline, cest la réprobation générale.
Donner une arme au prolétariat
Et Lénine là-dedans ? Lénine, dans toute cette histoire, cest le type qui a fait une Révolution.
Marx, Engels et ses amis, ont essayé, mais ils nont pas fait de Révolution. Ils y ont pensé, ils y ont réfléchi, mais ils ne lont pas faite. Lénine, lui, fait une Révolution. Cela lui a valu la haine, la hargne de tous les possédants du monde entier jusquaujourdhui.
Ce qui fait lactualité de Lénine, ce qui lui donne une sorte de permanence cest précisément lacte de cette Révolution. Ce que nous apprenons avec Lénine, cest quil est difficile de faire une Révolution, en ce sens que ce nest pas donné davance et quil faut tout le temps inventer.
Lénine a un avantage sur Robespierre, il connaît Marx, la théorie de la Révolution et sa finalité, en finir avec les rapports capitalistes de production. Mais très vite, Lénine saperçoit quen ayant cela, on peut effectivement et cest le but de Que Faire ? donner au prolétariat une arme qui est son organisation politique le Parti avec les tâches qui sont celles du Parti, de formation, de propagande, la tâche théorique, etc.
Ce qui domine chez Lénine cest donc la pratique politique, la jonction entre la théorie et la pratique, qui met les idées à lépreuve des contradictions réelles.
Une démocratie socialiste des travailleurs
Le guide cest la doctrine de Marx, quil faut donc maintenir contre tous les dangers qui la menacent, toutes les infestations par lidéologie bourgeoise largement dominante en Russie et présente chez les révolutionnaires eux-mêmes, comme, plus tôt, chez les populistes, qui pensaient quil suffisait de tuer le Tsar pour que le processus révolutionnaire senclenche. Insistons sur cette idée de la pratique politique et sur le fait que la Révolution amène chaque fois à inventer de nouveaux protocoles pour la comprendre, pour la poursuivre, pour laccomplir.
Concepts et pratiques doivent parvenir à lappréciation la plus serrée du rapport de forces, à la fois à lintérieur du pays et aussi, on le verra surtout après 1917, sur le plan international. Les pays occidentaux ont utilisé tous les moyens, de la guerre à la diplomatie, pour essayer de battre le pouvoir soviétique, de lextérieur, avec la coalition militaire, mais aussi pour le miner de lintérieur avec les armées blanches.
Les textes de Lénine sont parfaitement clairs sur lextraordinaire difficulté à bâtir une société socialiste précisément dans un pays qui nétait même pas suffisamment capitaliste. Pour Marx, le socialisme apparaîtrait lorsque le capitalisme serait très développé, dans des pays, par exemple, comme la France ou la Grande-Bretagne. Cest en quoi le communisme était considéré comme une tendance du capitalisme.
Bien sûr, il ne jaillirait pas tout seul, il faudrait laider. Et Marx, avec le Manifeste écrit quil faut un Parti, une organisation, des luttes dûment orientées. Lénine, quant à lui, insiste sur le fait que autant il avait été facile dengager la révolution en Russie, autant il serait difficile dy établir un état des travailleurs. Il comptait avant tout sur la force dextension de lexemple russe hors des frontières, en Allemagne notamment. La Révolution russe naccomplirait sa tâche que si elle était relayée par dautres révolutions. Mais lUnion Soviétique sest retrouvée seule.
Jusquà sa mort en 1924, Lénine sest heurté à la difficulté énorme de bâtir une démocratie socialiste des travailleurs, sans les moyens pour la faire. De même quen 1902 il posait la question « Que Faire ? », Lénine se demande : « Qui va lemporter du socialisme ou du capitalisme ? » Les obstacles sont considérables et suscitent discussions, polémiques et fortes tensions à lintérieur du Parti bolchevique. Résultat : on invente une formule qui prétend concilier le capitalisme et le socialisme, celle de la Nouvelle Politique économique, la NEP.
Lénine sait très bien quel recul extraordinaire elle représente. Je ne puis revenir ici sur cette histoire cependant fort édifiante. Sinon pour relever quelle aboutit à la constitution dune bureaucratie, dun appareil tout puissant qui va confisquer le pouvoir et, par conséquent, en priver le prolétariat. À la fin de sa vie, Lénine sait qui a gagné. Ce nest pas le socialisme. Cest le stalinisme, un système bâtard qui emprunte au capitalisme le renforcement de létat, au lieu et place de son dépérissement ainsi que les diverses procédures de coercition qui laccompagnent.
Good Bye Lénine
Après la mort de Lénine, les bolcheviques ses anciens camarades disent : la Révolution, nous lavons faite dans un pays sous développé, dans des conditions détestables, avec une forte paysannerie, un petit prolétariat, un contexte international profondément hostile, elle est donc très particulière. Ceux qui partagent ce jugement ne tarderont pas à être éliminés. Les gens qui tiennent ce discours sont éliminés. Un autre discours lemportera, celui de Staline affirmant que la Révolution souhaitée par Marx, la Révolution socialiste a été accomplie, et quelle délivre un message universel. Cette thèse va simposer dans lInternationale et lensemble des partis communistes. Elle sera la source dun grand nombre derreurs, pour ne pas dire de catastrophes. En Russie même va sétablir un état qui nest pas létat des travailleurs, non pas la dictature du prolétariat, mais la dictature sur le prolétariat, malgré des effets positifs comme sen fait lécho ce film délicieux, Good Bye Lénine. Sur le plan international, cest pareil.
Cette situation sera longtemps mal perçue parce que lexistence de lUnion Soviétique et du « camp socialiste » exprimaient lespérance la plus exaltante pour les travailleurs du monde entier et pendant des décennies la référence irremplaçable de leurs luttes.
Le marxisme na rien à voir avec une recette quon appliquerait comme un emplâtre sur une jambe de bois.
Mondialisation, globalisation ou impérialisme ?
Aujourdhui, tous ces éléments, la pratique politique, la spécificité des situations historiques, la haine elle-même dont la bourgeoisie poursuit toute volonté transformatrice demeurent à lhorizon. Cest la raison pour laquelle votre réunion témoigne dun culot extraordinaire en mettant dans le mille, parlant de celui dont il faut parler parce quon en parle pas, cest-à-dire de Lénine.
La première constatation consiste en ce que la situation de notre monde a bien peu affaire avec celle du XIXe siècle, les choses ont évolué, la démocratie sest répandue, une amélioration, sinon un enrichissement général de lhumanité sest opéré, le monde du travail et la totalité des procès de production et déchange ont été bouleversés, les mutations technologiques de linformation ont crée de nouvelles pratiques culturelles ?…
Derrière ce discours néanmoins, force nous est de convenir que non seulement la structure de la société est restée la même que du temps de Marx, autrement dit que les rapports capitalistes sont toujours les rapports dominants à léchelle de la planète, mais, alors quon nous avait promis un monde nouveau après la chute du mur de Berlin, le règne de la démocratie partout, lharmonie entre les nations, la paix… Toutes les statistiques produites par les organismes internationaux montrent une aggravation sans précédent des inégalités, des menaces meurtrières pour la planète elle-même, le bellicisme hégémonique et la loi du plus fort à labri des proclamations concernant les droits de lhomme, létat de droit ou le droit international.
Une seule super-puissance domine le monde, qui désormais, grâce la chute du mur, na plus de concurrence, si bancale soit-elle, à redouter. La super puissance des États-Unis, cest la puissance de la guerre. M. Bush ne dissimule plus la détermination de contrôler le monde, dabord par ses ressources énergétiques, et en interdisant tout développement national autonome. Tel est le sens du concept de « guerre préventive » et de son arrogance
Quel nom donner à cette situation ? Mondialisation, globalisation ? Mais pour caractériser la période actuelle, voilà qui ne nous apprend pas grand-chose ! Dès le début du Manifeste, Marx et Engels expliquent quil appartient à la vocation du capitalisme de sétendre à lensemble de la planète, de se mondialiser, de faire régner à léchelle de la planète ses rapports de production en détruisant les formes antérieures. Nous en vivons laccomplissement, caractérisé, on le sait, par le règne du capital financier, du capital spéculatif, dont limage est celle de la bourse.
Jajoute que le capitalisme subordonnant la production au capital financier, se rencontrait déjà dans le troisième livre du Capital de Marx ! Le capitalisme, représenté par léquation argent-marchandise-argent pouvait en venir à sauter lintermédiaire de la marchandise pour se réduire au rapport argent-argent ou « largent fait de largent comme le poirier porte des poires ». Pour lépoque, cest presque inconcevable, pour nous cest le concret quotidien.
Où sont les gros mots ?
Bien entendu, tout cela est factice, superficiel et transitoire, dans la mesure où léconomie, en tant que productrice de richesses demeure lacteur principal. Le nom de cette combinaison, de ce stade auquel est parvenu le capitalisme, Lénine la parfaitement énoncé, non pas la mondialisation, mais bien limpérialisme. Il y a encore un an ou deux, on se gardait de prononcer le mot dimpérialisme. Comme sil sagissait dune incongruité, dune cochonnerie. Je faisais remarquer à mes étudiants quaux heures de grande écoute à la radio, des speakerines ne rougissaient pas de dire « couilles » ou « bite »( je ne caricature pas !), mais il était beaucoup plus rare, dentendre « lutte de classes » ou « impérialisme ». Où sont les « gros mots », comme on disait à lécole ?
Si linternationalisme apparaissait comme le noyau de lalter mondialisation, nos craintes assurément seraient moindres, car cela signifierait le regroupement des forces progressistes susceptibles de faire changer le monde, donc une base sociale différente, qui ne se limiterait pas aux couches moyennes. Marx et ses successeurs avaient prôné une telle alliance. Or, avec le développement du capitalisme, avec ce quon appelle la mondialisation, ce sont les classes moyennes, pas seulement les travailleurs, qui ont été frappés.
Pensons également à lidéologie qui reflète de façon souvent tout à fait fidèle les comportements de la classe qui la produit. Ainsi, à la veille du dernier forum social, quelquun comme José Bové déclarait « nous ne voulons pas engager une révolution, la révolution, cest une idée du XIXe siècle, cette idée est caduque, nous, ce que nous voulons engager ce sont des réformes, des réformes après des réformes, évidemment cest un chemin difficile ». Les réformes nappartiendraient-elles plus au XIXe siècle. Ne sait-on pas, depuis Bernstein et le large éventail des expériences socialistes ce quil en est du réformisme ?
Dans une interview du président dATTAC, à une revue, après le forum, le journaliste pose la question de savoir quelle est la radicalité dont son mouvement est porteur. Nikonoff énumère les excellentes propositions que le mouvement ATTAC a faites, et ajoute « de toute manière, ça exclut complètement lidée de révolution, parce que le grand soir, cest fini ». On reconnaît là le langage qui a été celui du Parti communiste au moment de labandon de la dictature du prolétariat. Plus de grand soir, cest fini ! Quest-ce quon a à la place ? Le débat, les rencontres, le consensus, le dialogue ? Plus de classe, seulement des partenaires sociaux, les mêmes qui négocient avec un Seillière.
La révolution cest laccomplissement de la démocratie
Cest un autre enseignement de Lénine. Limpérialisme, la lutte des classes, ça existe toujours. Certains sociologues nous disent le contraire. Mais ceux qui appartiennent au prolétariat savent ce quils subissent. Ce sont eux qui sont frappés par le chômage, par les licenciements de toutes sortes. Ils forment cette catégorie que les dits sociologues ont baptisée « la nouvelle pauvreté ». Et je ne dis rien du fait dûment constaté quà léchelle mondiale le poids du prolétariat na cessé de croître dans les dernières années…
Nous savons que ce sont pas des phénomènes structurels et peu importe que larticle 1 de la Constitution garantisse le droit au travail, tout le monde sen fout. À noter que dans la liste des articles qui composent la Déclaration universelle des droits de lhomme, un seul est réellement et complètement respecté, le droit de propriété !
La révolution de Lénine, cest aussi la dictature du prolétariat. Cest-à-dire le pouvoir de la majorité qui soppose et se substitue à la dictature de la minorité. Aujourdhui, ce que lon appelle les démocraties, ce sont, quon le veuille ou non, des dictatures de la bourgeoisie, dont la nature est certes moins visible quelle ne létait autrefois car elle a été remodelée par un siècle et demi de luttes sociales, grâce avant tout aux marxistes, aux léninistes, mais lexercice du pouvoir atteste dune présence bel et bien reconduite. Il nest que de voir la croissance accélérée délection en élection des taux dabstention. Si les citoyens renoncent au premier de leurs droits qui est celui du vote, on peut sattendre à ce quils mettent les pouces dans bien dautres domaines !
Cette doctrine du prolétariat comme pouvoir des travailleurs, on ne peut en faire léconomie. Qui peut croire que des gens comme M. Seillère vont se retirer à la faveur dun « consensus » issu dune discussion « citoyenne » quils auraient eu avec nous et nous remettre les clefs de la maison ?
Veut-on savoir ce quil en est de la démocratie, dune vraie, débarrassée des aliénations, coercitions et autres formes dexploitation ? Lénine nest pas muet non plus sur cette affaire, même si on jette soigneusement la chape dun silence aussi convenu quil est de classe, y compris de gauche, sur la thèse en vérité fondamentale quil a défendue à la suite de Marx et qui déclare indissociables révolution et démocratie. La révolution, cest le plein épanouissement de la démocratie. Cest lentrée dans la démocratie de tous ceux qui sen trouvaient exclus, de droit ou de fait, autrement dit les travailleurs, autrement dit les non propriétaires.
Après avoir accompli ce tour excessivement rapide, une conclusion me tente que jemprunterai à un vieux révolutionnaire étatsunien (mais, oui !), assurant, il y a quelques 60 ans : « Comme dhabitude, cest à Lénine quil faut revenir ! »