On va même jusqu’à admettre, sous des intitulés journalistiques aussi provocants que “Le retour de Marx”, que lauteur du Capital ne porterait quune faible responsabilité dans les régimes qui se sont réclamés de lui et que le “socialisme réellement existant” ne lui serait pas imputable. Mais Lénine? Il recueillerait plutôt tout lopprobre dont on a dispensé son maître. Il tiendrait le rôle de lassassin et, en tant quinspirateur direct de Staline, du vrai coupable. La procureure Louise Harbour et son fameux Tribunal international lauraient assurément inculpé de crime contre lhumanité.
Voici qui tout dabord mérite lattention: leffroyable peur, qui a saisi les bourgeoisies en Octobre 1917 et a inspiré toutes leurs hargnes,-politique, économique, militaire et idéologique, sest commuée en vengeance sous deux formes. Lune est intellectuelle. Elle consiste, grâce aux bons offices de quelques savants historiens à la solde à travestir la révolution de 17 en simple coup dEtat, provoqué par une bande de fanatiques, ayant Ilitch à leur tête. Pour faire bonne mesure, on complète la démonstration en létendant à la Révolution française, quil faut discréditer elle aussi dans sa fonction de “modèle” de celle dOctobre : Robespierre devient Staline et la Terreur se reproduit dans le goulag. Laffaire est dès lors entendue. Car, derrière Lénine, comme autrefois (et aujourd’hui encore) derrière Robespierre, se tient le monstre à conjurer par tous les moyens, de la violence révolutionnaire. La seconde est dordre criminel. Sous la houlette, désormais incontestée car sans aucune concurrente, des Etats Unis, la destruction de la Russie, après léclatement de lU.R.S.S., se voit systématiquement programmée, ainsi que l’a relevé un Alexandre Zinoviev, cependant quon interdit, avec lagression de lOTAN contre la Yougoslavie, suivie de la “coalition” contre l’Irak, toute tentative dauto-développement, grâce auquel un pays prétendrait se soustraire au diktat du néolibéralisme.
Cest un truisme, et nullement un argument, que dinvoquer la différence des époques. Le temps de Lénine nest pas le nôtre. Chacun sait cela. Il ne saurait donc être question de reproduire les dispositions qui présidèrent à la constitution du parti social-démocrate de Russie, au début du siècle, et de sa fraction bolchevique, peu après. Lélitisme révolutionnaire de Que faire?, entre autres, est sans doute caduc, au moins pour les pays occidentaux, comme lest la situation de la Russie dalors. A la nécessité, par exemple, pour les intellectuels, d’apporter la science aux travailleurs, s’est substituée, sur près d’un siècle, la stratification, dans la conscience ouvrière, des expériences indissociablement théoriques et pratiques des luttes de classes et des conquêtes sociales qu’elles leur ont valu. Il ny a point lieu de sattarder sur de tels constats. Par contre, la démarche de Lénine mérite, à bien des égards, de demeurer exemplaire. La pratique politique, dont il élabore la théorie, et qui, ne loublions pas, lui permet de réaliser la première révolution prolétarienne, le plaçant ainsi, comme disait Lukacs, « à la hauteur de Marx », affine des concepts qui se changent en protocoles d’action.
Au premier chef, lalliance de classes ne concerne pas seulement l’association entre ouvriers et paysans, que symboliseront la faucille et le marteau, elle s’étend à la petite-bourgeoisie, sans laquelle le processus révolutionnaire se réduirait à un “solo funèbre” et même à certains secteurs de la bourgeoisie. Le rapport de forces suppose l’appréciation sans cesse ajustée du moment historique qui détermine avances et reculs, victoires et défaites, la temporalité et les formes elles-mêmes des attaques, des partielles jusqu’aux décisives, contre l’ordre dominant. Le contrôle de léconomique par le politique, ou “la politique au poste de commandement”, comme on dira plus tard, ne porte pas seulement sur la relation entre syndicat, à l’uvre pour des réformes, et parti travaillant au changement structurel, la formule rappelle que c'’est aux hommes de faire l’histoire et non à la détermination de “dernière instance”, dont ils ont à mesurer les effets. Le souci de la conjoncture, explicité en « analyse concrète dune situation concrète » focalise cet ensemble notionnel. Le fil conducteur de cette pratique nest autre que le point de vue de classe, -de la classe ouvrière, qui avait conduit Marx, à son propre dire, à écrire le Capital, et qui devenait le principe de lecture ou la loi de déchiffrement, en premier lieu des situations politiques et sociales, mais également idéologiques et culturelles, afin de pouvoir arrêter, avec le maximum de justesse, les normes daction susceptibles de les transformer, en adoptant telle tactique ou telle stratégie. Or, cette attitude présupposait, non pas, comme lont cru les divers dogmatismes bureaucratiques, l”application” du marxisme, comme si ce dernier nétait quun fournisseur de recettes universellement valables, mais bien demprunter “à la théorie de Marx les méthodes sans lesquelles il est impossible de comprendre les rapports sociaux”. Par conséquent, -ajoutait Lénine, “leur appréciation de ces rapports a pour critère non pas des schémas abstraits et autres absurdités, mais sa stricte conformité avec la réalité” et il déconseillait fortement aux autres nations de l’ex-empire tsariste d’imiter les bolcheviks les invitant, au contraire, à inventer leur propre voie, dans les conditions qui étaient les leurs.
On sait quel dégâts engendra “l’application”, préconisé par l’I.C. stalinienne, du modèle soviétique dans le monde arabe ou en Amérique latine. Au Lénine, à qui il est arrivé denfreindre ce principe, en affirmant, par exemple, que le marxisme était “coulé dans un seul bloc dairain”, on opposera celui qui, avec la N.E.P., na pas craint de remettre en question les concepts les mieux établis, afin de sauver la révolution. On se souviendra enfin que lors de ce tournant, sur le constat du retard de la Russie, de l’absence de révolution en Europe, de la “disparition du prolétariat” et de la montée du bureaucratisme, Lénine s’était posé la question “Qui l’emportera du socialisme ou du capitalisme ?” On a de bonnes raisons de penser qu’à la fin de sa vie, il pressent la réponse, et que ce ne sera pas le socialisme.
Est-ce à dire que, pour penser notre temps,-celui de la mondialisation libérale, de la pensée unique et du recul des mouvements démancipation, seule subsisterait la “méthode” dIlitch? Ce serait faire bien peu de cas de quelques grandes thèses, dont lactualité, au rebors des anathèmes, peut être chaque jour constatée et la pertinence vérifiée de façon militante. Du point de vue de lanalyse de ce que Lénine nommait “le stade suprême” du capitalisme, il suffit de rappeler sa définition de limpérialisme : extension à l’ensemble de la planète des rapports capitalistes d’exploitation, domination du capital financier sur le capital productif, et même possibilité dun “ultra-impérialisme”, à propos duquel il engageait une polémique avec Kautsky. La nécessité dun nouvel internationalisme en découlait, qui assurerait la plus étroite solidarité de combat entre les “prolétaires de tous les pays”, selon le mot dordre du Manifeste, et “les peuples et nations opprimés”.
Partant, auraient à sélargir également les notions de classes, ou dalliances, tandis que celle de “classe ouvrière” en viendrait à recouvrir lensemble des dominés. On se plaît à espérer que telle est bien la finalité de l’actuelle “altermondialisation”. Le droit des nations et des peuples à disposer deux-mêmes en est aussi concomittant. Qui oserait aujourdhui nier quun tel droit est délibérément violé et dénié, de la façon la plus brutale, à la Grenade, au Panama, au Nicaragua, à la Yougoslavie, à l’Irak, pour ne rien dire de la Palestine, précisément par limpérialisme le plus puissant ? Comment ne pas qualifier de barbares les blocus imposés avec tant darbitraire aux peuples de Cuba, dIrak encore ou de Lybie, ainsi que le soutien accordé à tout ce que le monde compte de forces réactionnaires et de régimes racistes, de l’Indonésie à Israël ou à lAfghanistan ? Mentionnons un dernier trait, mais il y en aurait dautres, la fameuse question du pouvoir.
Nest-il pas indispensable de rappeler à ses détracteurs de toutes obédiences que la prise du pouvoir demeure la finalité de tout mouvement révolutionnaire et quelle doit sexprimer et sexercer, au besoin de manière coercitive, par la majorité, cest à dire, - nayons peur ni des mots, ni des consensus complaisants, par ce que Lénine, après Marx, qualifiait de dictature du prolétariat. Et qui nest rien dautre que la forme supérieure de la démocratie. Ajouterons-nous à nouveau que cette dernière, -et ce leit-motiv est lui aussi léniniste, est indissociable du socialisme, que le socialisme ne se conçoit pas sans son accomplissement (*), dans l’auto-organisation des travailleurs, bien au-delà de la caricature, dont la bourgeoisie assure la promotion aux fins du maintien de sa propre domination ? La notion de parti, repensée assurément, ne saurait dans ce contexte se voir déclarer purement et simplement obsolète.
De cette présence dIlitch, une preuve par labsurde peut être aisément fournie. A supposer quon laisse de côté la lamentable situation dans laquelle se trouvent les citoyens des anciens pays socialistes, par suite du “triomphe” de la démocratie de marché (dite “tout court”), il suffira dévoquer le sort des partis communistes qui, sous prétexte de mises à jour, ont renoncé progressivement au pouvoir des travailleurs, à linternationalisme prolétarien et au marxisme lui-même. Ils abandonnent les exploités à leur désunion et à la soumission à lidéologie dominante, ils se révélent incapables de proposer la moindre alternative au libéralisme et ne servent plus que de sous-traitants aux social-démocraties au pouvoir. Le réformisme, cest une autre leçon de Lénine, continue à faire le lit de la bourgeoisie.
La tentation dès lors est forte, en réplique aux démissions et aux lâchetés, et en dépit des mutations historiques, de redire, avec le grand révolutionnaire américain, C.L.R. James : “As usual, our only model is Lenin”.
(*) Pour plus de détails, voir G. L. Démocratie et révolution, Le Temps des Cerises, 2003
nov. 03