Mesdames et Messieurs,
Chers Collègues,
Chers amis,
Dans le peu de temps dont je dispose je ne vais pas pouvoir vous infliger un long discours sur ce que jai appris en matière de philosophie de la religion, mais je vais vous faire part de quelques réflexions. Disons, pour prendre une métaphore commode, quil sagira pour moi de vous offrir un portemanteau, en vous laissant le soin de poser vos vêtements dessus.
Je marrêterai un instant à ce qui fait le substrat de notre rencontre, létat des croyances dans le monde daujourdhui, convaincu que je suis que cest à partir de là quon peut mesurer la dimension pratique et non pas seulement théorique du « comportement civilisationnel ».
Je relève trois considérations.
La première tient au constat, statistiquement établi, que le nombre des non-croyants na pas cessé daugmenter. En moins dun siècle, notait-on, il y a déjà une vingtaine dannées, le nombre des athées est passé de 225.000 à plus de 213 millions et celui des agnostiques de près de 3 millions à 825. Ils excèdent actuellement le chiffre des chrétiens et des musulmans, les uns et les autres autour de 2 milliards 200 millions. Or, cette population là, nest pratiquement jamais évoquée. Second point : lIslam nest pas seulement devenu la première religion du monde, mais son dynamisme fait contraste avec le christianisme, qui avait longtemps occupé cette place. On se souvient de limportante extension de lislam en Afrique noire, qui se présentait comme lidéologie des opprimés alors que le caractère messianique du christianisme faisait cause commune avec les puissances coloniales. Il y a une quinzaine de jours à peine, la revue Le Monde des religions publiait une enquête sur les catholiques français, faisant apparaître une véritable régression qui sétendait des ignorances historiques et cultuelles (catéchisme, fêtes religieuses), à labsentéisme dans la pratique (baptêmes, mariages, messe) et à la crise des vocations religieuses (de la prêtrise aux ordres). On peut penser quune telle situation contribue à alimenter, pour une part, la thématique du « conflit des civilisations » et de la diabolisation de lislam par limpérialisme. Il est vrai, ce sera ma troisième remarque, que notre modernité a vu le surgissement des extrémismes qui népargnent aucune foi, quil sagisse du catholicisme, du judaïsme ou de lislam, selon des formes et des proportions diverses, mais dont on peut sassurer que les motivations politiques lemportent sur celles de la croyance.
Je viens donc à mon sujet, en commençant par les deux figures qui le définissent.
Le fidèle, qui vient du latin, fidelis, fides, désigne celui qui a la foi et celui qui est loyal, mais aussi le féal, qui doit obéissance à un seigneur. Le terme de citoyen, de civis, civitas, différent de citadin, apparaît beaucoup plus tard, avec la Révolution française de 1789. Il se substitue et soppose à ceux de sujet (cf. la formule : « la France compte 21 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement »), qui fait couple avec monarque, et de croyant, ou fidèle. On sait ce que furent lapologie de lathéisme et les proclamations danti-cléricalisme des Lumières, préparatoires à la Révolution, qui donneront, en France, naissance à une longue tradition de pensée et dorientation politique. Précisons également que cette attitude, parfois non sans agressivité, sentendait à la fois des croyances religieuses en général, de lagnosticisme ou de la simple indifférence. Ainsi le mot de Citoyen par lequel chaque individu était tenu de se nommer, et le Roi lui-même, désacralisait et laïcisait le mot Monsieur, abréviation de Monseigneur. Par distinction davec linfidèle, incroyant ou non croyant, le fidèle renvoie à une extériorité, une transcendance, puissance surnaturelle, un Dieu, ou politique, un Chef ou un Maître, généralement représentés par un livre fondateur, -Bible, Coran, Popol Vuh, Vedas, Loi (royauté de « droit divin »), lidéal à atteindre étant souvent fondé sur un mythe dorigine et un rituel auquel se conformer.
Or, nos deux catégories permettent de penser deux types de sociétés.
Ordres, confréries ou monastères suggèrent lidée dune société de fidèles, mais ne sont que des microsociétés autarciques. Une société de fidèles sera dite au sens propre, sur lequel point nest besoin dinsister, théocratie, ou, par assimilation/dérivation, monarchie, oligarchie, tyrannie ou dictature. Tous ces régimes présupposent une adhésion absolue, du fidèle-féal, qui, à son tour, peut connaître des statuts différents, de la soumission acceptée ou imposée, à la « servitude volontaire », caractérisée par La Boétie. Nombre de sociétés de cet ordre ont vu le jour historiquement. Je prendrai un exemple, qui se situe, en quelque sorte, à leur carrefour, celui de Savonarole, qui conquit le pouvoir dans la Florence du XVème siècle.
Lautorité de ce moine sappuyait à la fois sur une critique féroce des murs corrompues des Médicis et du Pape, et sur lenthousiasme des pauvres, des déshérités de la cité. Savonarole avait formé une milice, essentiellement composée de jeunes gens, qui lui servaient à la fois dinformateurs et de propagandistes. Il organisait au centre de la ville des bûchers expiatoires, où les femmes riches venaient jeter leurs parures et leurs bijoux. On vit même le célèbre peintre Botticelli y faire brûler ses toiles en signe de repentance. Le Pape Alexandre VI sortira vainqueur de lépreuve de force et Savonarole finira pendu et brûlé. Lintéressant, pour nous, de cette affaire est que certains historiens ont qualifié lévénement de « théo-démocratie ». Toutes les sociétés offrent des illustrations de prise et dexercice du pouvoir obéissant à de semblables conditions : les humbles contre les puissants, dynamisés par un message religieux. Et puisque nous sommes en Tunisie, je renverrai aux pages célèbres quIbn Khaldûn a consacrées à lépopée de Abu Yazid, qui leva les paysans contre les Fatimides, fit assassiner des imams dans leurs mosquées, lemporta contre des chefs de guerre, et connut un sort analogue à celui du prédicateur florentin, pour avoir, quant à lui, troqué sa djellaba contre une tenue dapparat et son âne contre un cheval. Ces tentatives nous font comprendre ce qui se passe aujourdhui avec lislam politique, seule expression correcte pour désigner le fondamentalisme musulman, lorsquil sagit de fonder une cité sur des préceptes religieux. Cest ainsi que la référence à la sharia sur le plan politique va jusquà se dispenser de toute solide base doctrinale, ceux qui sen réclament et cherchent à limposer, réduisant, dans leur ignorance, lislam à leurs propres fantasmes, à la différence des théologiens ayant autrefois provoqué des dissidences. Ces dernières ont existé partout, mais elles ont peut-être pris, en terres musulmanes, des formes plus nombreuses, à en croire un Henri Laoust (Les schismes en Islam).
Si nous passons à la société de citoyens, nous en relevons au premier abord, labsence de considérations transcendantes. Tout se passe dans limmanence historique. Lhistoire en est lunique lieu dexercice. Elle ne joue le rôle ni dun substitut, ni dune illustration, ni dun retour nostalgique vers un temps originel, ni, moins encore, dun mauvais moment à passer. « Ni Dieu, ni maître », comme affirme le slogan anarchiste. La catégorie fondamentale sur laquelle elle est bâtie est celle dégalité. Egalité précisément des citoyens, dont aucun ne peut être dit supérieur à un autre, sinon du fait dune décision électorale, elle-même prise, sous le sceau de légalité.
Nous sommes en présence du régime dit démocratique, ou républicain.
Montesquieu et Rousseau en ont fixé les traits, - la loi, les lois, le contrat social, y compris quant au travail, le libre consentement, ou le consensus, comme on dit volontiers aujourdhui, la souveraineté populaire, la règle de lexpression majoritaire. Au rapport de lhomme à Dieu, est substitué le rapport de lhomme à lhomme, « mesure de toutes choses ».
Peut-on maintenant parler de sociétés de fidèles/citoyens ? Il me semble que la réponse est positive. Je prendrai cette fois lexemple dun épisode la Révolution française. Celle-ci entendit briser avec lAncien Régime, et fut par conséquent, - je lai rappelé, anti-féodale et anti-cléricale. Néanmoins, son héros le plus radical, Robespierre, considéra que lon ne pouvait se passer de toute référence religieuse, cette dernière fût-elle laïque. Il voyait en effet dans lathéisme une attitude aristocratique inapte à servir les intérêts du peuple. Il instaura, dans cet esprit, le Culte de lEtre Suprême, autrement dit le culte de la Raison, qui devait avoir ses temples, ses cérémonies et ses fêtes commémoratives. La Raison remplaçait Dieu et se trouvait promue au rang de norme sociale. La tentative connut léchec et ne fut plus répétée, du moins sur le plan politique, car lindividu reste libre de ses options personnelles (exemple la « libre pensée »). Nous sommes ici en présence de loption triomphante, celle du clivage public/privé, qui se traduit par la séparation du politique et du religieux, de lEglise et de lEtat. Une autre doctrine, moderne, délivre une leçon plus pertinente et plus adéquate au double statut qui nous a inspiré. La Théologie de la Libération, qui a joué et joue un rôle si important en Amérique latine, singulièrement au Brésil, avec les Communautés ecclésiales et le Mouvement des paysans sans terre, qui représentent des millions de personnes, sest résolument constitué dans un contexte révolutionnaire. Dénonçant la collusion du Vatican et de ses plus hauts dignitaires, dont le Pape, avec les puissances dominantes et la réaction politique, si brutale en Amérique latine, ainsi que leur trahison de la mission sociale assignée à lEglise, les théologiens qui sen réclament défendent le retour à la religion des pauvres, qui est, selon eux, celle du Christ, et ne la jugent nullement incompatible avec ladhésion aux idées progressistes avancées par Marx et les marxistes.
Voilà, rapidement exprimé, ce quil en est de nos trois types de sociétés. Toutefois quand on les considère avec une plus grande attention, il me semble possible, à partir du panorama ainsi offert, de proposer une thèse faisant appel à dautres déterminations que celles quil ma paru bon de tout dabord retenir. Je veux parler du concept du politico-religieux. En théorie, ou en première approximation, il faut convenir quil nest pas de transcendance et que lordre du religieux et lordre du politique sont différents. La croyance, en outre, contrairement à ce que pensait Durkheim, nest pas univoque : il existe bien deux formes, la croyance qui se confond avec la foi et la croyance laïque, par exemple en des droits strictement humains. Cest pourquoi, en réalité, il faut admettre que toute religion est politique. Toute religion est inscrite dans lhistoire humaine. Il est une historicité de la foi, car, la foi, dune part, jusque dans lindicible de ses valeurs, se dit dans lhistoire, et, dautre part, elle entretient avec le pouvoir, quel quil soit, une relation nécessaire, tantôt pour linfluencer et tantôt pour le conquérir. Les liens étroits qui unissent les Princes à lEglise (terme générique), les confusions entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, suffiraient à le montrer. Ce fut le cas de tous les monothéismes notamment. Pensons aux Prophètes dIsraël, tous des guerriers ou des chefs de tribus, à Mohamed, qui fut chef spirituel et chef militaire, fondateur de religion et fondateur dEtat, à un Henri VIII qui sinventa une religion, au Vatican, un des Etats les plus anciens, les plus puissants et les plus riches de la planète. Du côté des hérésies et des schismes, Cathares, Qarmates et autres, la Réforme, par exemple, pour le christianisme, nest-ce pas le pouvoir politique quils visaient, à travers leurs messages théologiques ?
Je soutiendrai que la réciproque est vraie : la politique, quoi quelle prétende, nest pas à labri de la religion et il nest pas de politique non religieuse. La politique na pas encore réussi à se débarrasser de toute transcendance. On pourrait examiner les unes après les autres les démocraties que lon dit « modèles » de lOccident, on nen trouverait aucune qui ne soit soustraite au diagnostic. Jen vois la preuve dans la présence de limprégnation religieuse au sein des démocraties elles-mêmes, ou des régimes qui se déclarent tels. Aux Etats-Unis, les représentants de la nation jurent sur la Bible (ou, tout récemment, pour lun dentre eux, sur le Coran) en prenant leurs fonctions, la prière ouvre le conseil des ministres, le billet vert proclame « In God we trust » ; autrefois, au moment de la guerre du VietNam, le Cardinal Spellman assurait que Dieu était « américain », aujourdhui le Président Bush entame une « croisade » contre le monde musulman. LEtat dIsraël, « seule démocratie » du Proche-Orient, est-il autre chose quune théocratie, qui refuse de dire son nom, confiant lécole aux rabbins, interdisant les mariages laïcs et divisant ses citoyens en catégories inégales ? Au titre du mimétisme politico-religieux, na-t-on pas vu lURSS athée célébrer des baptêmes et des mariages « communistes » et consacrer danciens temples à lathéisme ? LEglise polonaise, au terme de plus de 50 ans de déchristianisation nationale forcée, na-t-elle pas joué un rôle déterminant dans la fin des pays socialistes ? Le premier acte du président de la démocratie tchécoslovaque post-communiste na-t-il pas été dinviter le Pape et celui des nouveaux maîtres du Kremlin de se déclarer croyants, fidèles ? Et lon sait que le culte de la personnalité, si banal sous tous les régimes, démocratiques inclus, na nullement épargné lURSS égalitaire.
Si lon veut bien enfin sarrêter au fait que se conjuguent dans tous ces régimes « démocratiques », le sentiment (la réalité ?) dune transcendance de lEtat, perçu comme ayant une existence détachée de celle de la société, singulièrement de ses classes, et le poids dinégalités irréductibles, force sera den venir à la conclusion que la démocratie reste à établir. Toute démocratie fonctionne à lexclusion. Il en est ainsi depuis la fameuse démocratie grecque, qui aurait servi de matrice. Elle ne comptait que 40.000 citoyens sur quelques 200.000 habitants. Les femmes, les métèques et les esclaves étaient privés de la citoyenneté. Aujourdhui même, grâce aux politiques de contrôle de limmigration, la citoyenneté retrouve sa signification de privilège. La démocratie « tout court » tant vantée, lors de la chute du mur de Berlin, nest quun monstre sémantique. La démocratie est un processus continu, qui se corrompt aussitôt quil perd son dynamisme. On montrerait aisément, alors que les dictatures elles-mêmes se déclarent démocratiques et quil nest dautre régime que républicain, que nos actuelles démocraties sont toutes malades
Notre réflexion sur les paradoxes du fidèle et du citoyen débouche de la sorte sur la nécessité de jouer la démocratie enfin parvenue au stade politique contre les ordres dominants qui se couvrent dune sacralisation usurpée du religieux.
Georges Labica
Conférence faite à Tunis, à paraître dans les Actes) (février 2007)