Georges Labica : Voici une question proprement vaste, qui suppose les compétences associées dhistoriens, de sociologues, de politologues, entre autres, or, je ne suis quun humble philosophe qui sefforce de trouver son chemin, à laide dune boussole autrefois empruntée au père Marx et, depuis, plusieurs fois déréglée. Ce qui me dispense de répondre à la place des spécialistes.
Il convient toutefois de sentendre sur ce que lon appelle social-démocratie, terme dont la polyvalence historique a été considérable. Le retour sur les origines nest pas inutile, car il est éclairant. Le premier parti social-démocrate se constitue au lendemain de la Révolution de 1848, avec la Montagne comme représentation parlementaire. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx le définit comme « une coalition entre petits-bourgeois et ouvriers ». Il précise : « On enleva aux revendications sociales du prolétariat leur pointe révolutionnaire et on leur donna une tournure démocratique. On enleva aux revendications démocratiques de la petite-bourgeoisie leur forme purement politique et on fit ressortir leur pointe socialiste. Cest ainsi que fut créée la social-démocratie ». Par la suite, cest la référence au marxisme, quil sagisse dintégrer tel ou tel de ses contenus ou de se limiter à la simple étiquette, qui servira de critère. Partant, du Congrès de Gotha, en 1875, acte de naissance de la social-démocratie allemande, jusquau révisionnisme de Bernstein et à la brochure, Réforme sociale ou révolution, de Rosa Luxemburg, en 1899, les ambiguïtés se multiplieront. Lénine tranchera, en convertissant le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie en Parti Communiste. Sensuivront, dès lors, en fonction des contextes nationaux et de leurs formations politiques, des chassés-croisés entre les dénominations « social-démocrate » et « socialiste ». La première passera du dur au mou, ou de la gauche à la droite, au gré des ruptures dans le mouvement ouvrier et les alliances de classes. Le socialisme y puisera léventail de ses figures : proudhonisme réactualisé, lassallisme, possibilisme, guesdisme, broussisme, modulant les variétés de réformisme et reconduites, sous des noms divers, jusquaux périodes les plus récentes.
Il se passe en effet quelque chose après la seconde guerre mondiale, qui pourrait être caractérisé comme lépanouissement du bernsteinisme, dans des circonstances plus favorables que celles de son avènement. Plusieurs facteurs entrent en jeu. Tout dabord ce fait que le capitalisme, loin dêtre mort, connaît un nouvel essor et permet lobtention de satisfactions pour les travailleurs et les classes moyennes, assurant avec léquation liberté/démocratie/marché à la fois des formes de redistribution plus ouvertes et des avancées sociales. Tandis quen face la politique de planification des pays « socialistes » renforce le caractère autoritaire des régimes. Cest le bon temps du Welfare State, des nationalisations, des économies mixtes, des collaborations institutionnelles aussi bien avec lÉtat quavec les syndicats, et, plus généralement, de la possibilité dune troisième voie entre le capitalisme de marché réaménagé et le collectivisme bureaucratique. Les partis socialistes au pouvoir en Occident (Allemagne, Grande-Bretagne, Belgique, pays scandinaves) sen font les thuriféraires. Un Kreisky développe la thèse de la Sozialpartnerschaft. On vante le « modèle suédois ». Les Partis communistes des pays développés eux-mêmes sont entraînés par le mouvement. Prenant leurs distances avec la maison-mère historique, ils opèrent leur aggiornamento dans leurocommunisme.
Mais, de même que ce dernier connaîtra des courants de droite, du centre et de gauche, les P.S. seront traversés de tendances divergentes, leurs ailes de gauche minoritaires se montrant plus ou moins actives, en fonction des conjonctures, quil serait aisé de périodiser. La référence « marxiste » demeure et sapprécie aux délestages. Ici, on renonce à labolition de la propriété privée, là à la lutte des classes, ailleurs à la dictature du prolétariat ou à linternationalisme, enfin au marxisme, le point culminant étant atteint, on le sait, avec le congrès de Bad-Godesberg, en 1959. Même quand on croit à la transformation des rapports sociaux par accumulation de réformes, la voie révolutionnaire, largement caricaturée en « grand soir », se fait asymptotique, au profit de lintégration à la politique bourgeoise et au mode de production dominant. Les Millerand ne posent plus de problème. Sans doute conviendrait-il daffiner lanalyse, en particulier sur le(s) rapport(s) à lÉtat, aux institutions, aux organisations sociales, aux politiques économiques et aux relations internationales, sans oublier lévolution des formes dorganisations internes aux partis. Les orientations, en gros, seraient, pour nous en tenir aux sigles officiels, les suivantes : la communiste, la socialiste, couplées, concurrentes et antagonistes, sur le schéma du congrès de Tours, et la social-démocrate, qui représente, quant à elle, la dérive des deux premières, au point quà son tour elle en est venue à faire critère : pour lune comme pour lautre, plus ou moins de social-démocratisation. Aujourdhui, sous leffet de la mondialisation et de la financiarisation, désormais sans rivales depuis la chute du mur de Berlin, cest bien la voie social-démocrate qui est la plus commune et la plus répandue.
F. A. : Peut-on toujours qualifier de social-démocrates les partis de lInternationale socialiste au vue de leur organisation, de leurs projets politiques et leurs pratiques gouvernementales ?
G. L. : On retombe ici sur la question de la définition. Social-démocratie, formule allemande, ou parti socialiste, formule ex-S.F.I.O. revue Epinay (1971) ? De fait, il y a de tout dans lInternationale Socialiste (I.S.). Depuis sa reconstitution au Congrès de Francfort, en 1951, sous le signe de la guerre froide, donc du réformisme anti-communiste, lI.S. a regroupé aussi bien les formations social-démocrates du nord-ouest de lEurope (pays scandinaves, R.F.A., Autriche, Benelux, Royaume-Uni), que les partis socialistes implantés dans le sud. Les différences entre les deux types de structures sont notables, en particulier pour ce qui est de leur base ouvrière et de leur liaison aux syndicats. Dans les années soixante-dix, lI.S., grâce à Willy Brandt et au S.P.D., connut une embellie avec des demandes dadhésion nouvelles, dont celles du P.C.I. dOchetto et même du Front sandiniste du Nicaragua, et laccueil de partis réformistes ou progressistes du Tiers-monde. Les années quatre-vingt virent la venue au pouvoir des P.S. de France, dEspagne et de Grèce, et partiellement dItalie et du Portugal, tandis que les social-démocraties allemande et britannique le perdaient. Au total, une double direction, celle de la social-démocratie traditionnelle, encore attachée aux mouvements sociaux, dont lécologie, et celle du social-libéralisme, coexistant au sein dune I.S. qui, faute de programme et même de propositions dambition internationale, en revenait à ses pratiques rituelles et à sa fonction de club.
La question de lorganisation est dune autre nature. Il faut revenir à lhéritage et se souvenir des dispositifs de la vieille social-démocratie marxiste, mis au point par Kautsky structure pyramidale, fortement hiérarchisée, bureaucratie et mise en manuels de la doctrine à des fins pédagogiques. Pratiquement, comme la relevé Y. Roucaute, les P.S., mais également les P.C., nont fait que reproduire, pour leur compte, les appareils étatiques bourgeois.
F. A. : Les formes dorganisation social-démocrates fondées sur la participation à des jeux politiques nationaux peuvent-elles survivre dans des cadres transnationaux ?
G. L. : Le fait est quelles survivent, dans et par la crise désormais ouverte des États-nations, qui sefforcent de préserver leurs intérêts propres au sein densembles transnationaux, eux-mêmes en compétition. Elles ont cependant renoncé à tout internationalisme, « prolétarien » ou pas. Et pas seulement lI.S. LInternationale Communiste a été dissoute en 1943, la IV na quune audience fort limitée, la dernière conférence mondiale des P.C. remonte à 1969. A ne considérer que lEurope, on voit bien que, malgré les timides tentatives de la période eurocommuniste, les organisations de la gauche, partis et syndicats, se sont avérées et savèrent incapables dopposer une riposte commune au front uni des bourgeoisies.
F. A. : La désaffection par rapport aux appareils social-démocrates (quelles que soient leurs origines), est-elle un phénomène durable ?
G. L. : Désaffection, oui, mais le phénomène est plus profond. Il conviendra dy revenir. Les appareils, quant à eux, demeurent, au rythme des consultations électorales et des jeux politiques qui leur sont plus ou moins favorables. Diastole/systole, qui peut perdurer jusque dans le seul souci de lauto-préservation, se limitât-elle à celle des bâtiments abritant les organes dirigeants.
F. A. : Quelles sont les évolutions à luvre dans les idéologies social-démocrates (celles des partis socialistes et ex-communistes) depuis leffondrement du « socialisme réel » ?
G. L. : Gorbatchev avait tenté de surmonter la scission de 1919, en prônant le rapprochement entre socio-démocrates et communistes, au profit dun nouveau réformisme pluraliste, au sein de ce quil appelait « la maison commune ». Et il est vrai que, pour les ex-P.C. de lex-camp socialiste, la conversion social-démocrate offrait la seule issue praticable. Ils sinscrivaient, ce faisant, dans la logique où les avaient précédés à la fois les P.S., qui avaient été au pouvoir, en avaient tâté ou pouvaient y prétendre, et les « grands » P.C. de lOccident européen qui, après lépisode euro-communiste, avaient rallié, tantôt ouvertement (Italie), tantôt dans la dénégation (France), le nouveau cours social-démocrate, au sens déjà évoqué plus haut de la braderie, acceptant les rapports dominants politiques et idéologiques. Toutefois, les enquêtes, les sondages dopinion et lobservation directe des évolutions politiques, font apparaître un nouveau Phénomène, celui de formes de reconquête du pouvoir par les ex-P.C. social-démocratisés de lEst. Il est difficile de Spéculer sur leur avenir, mais il semble montrer, en tout cas du côté des masses, moins une adhésion à lidéologie social-démocrate proprement dite que lexigence, non encore assurément formalisée, dun maintien des acquis dus aux anciens régimes, face aux menaces du libéralisme, sous sa figure de « modèle » démocratie-marché. Histoire à suivre.
F. A. : Ces deux dernières décennies, une série de mouvements sociaux ont surgi sur le devant de la scène dans la plupart des pays dEurope (mouvement pacifiste, de jeunes, tel le mouvement anti-CIP) qui semblent échapper au rapport de représentation. Une gestion social-démocrate par en haut et bien ordonnée des actions collectives est-elle encore possible ? En dautres termes, les social-démocrates, peuvent-ils guider et encadrer durablement des mouvements de masse ?
G. L. : Cest véritablement le cur du problème. Énoncée de façon brutale, ma conviction est quen effet les mouvements que vous évoquez échappent, et sans doute durablement, au rapport de représentation, que leur gestion social-démocrate et, à plus forte raison, leur pilotage ou leur encadrement semblent désormais frappés de forclusion. Comme on dit dune route quelle est barrée. Plutôt que den traiter de façon générale, je voudrais me saisir de loccasion qui nous est donnée des dernières élections présidentielles françaises, afin de dégager quelques enseignements à valeur exemplaire. Lesdites élections mettent au jour un double phénomène, sauf erreur de ma part, sous-estimé et peut-être occulté par les différents analystes.
Je nommerai le premier lexclusion, ou plutôt lauto-exclusion politique, qui est une constante depuis de longues années, et point uniquement en France (jen avais longuement traité dans la Revue M., en février 1988). Il repose sur trois données. Les abstentions et les votes blancs et nuls, toujours assimilés, représentent environ 25 % de lélectorat, cest-à-dire près de 2 500 000 personnes de plus que le total obtenu par le candidat arrivé en tête au premier tour. Pour un commentateur, dont jai oublié le nom, « ce nest pas beaucoup » (sic). A noter que le taux dabstentions, 21,37 %, est le plus élevé depuis 1969 (31,14). A ces chiffres, il convient dajouter 3.252 906 citoyens non inscrits sur les listes électorales, soit 7,55 % du corps électoral, contre 3,8, en 1981 et 5,5, en 1988. Ce qui donne près de 13 000 000 dauto-exclus ou de retirés du politique, donc environ 1/3 de lélectorat potentiel. Or, le temps nest plus où lon pouvait passer par profits et pertes de telles attitudes, surtout si lon tient compte de ce que les votes blancs ne sont toujours pas considérés comme des expressions politiques. Dans une démocratie présentée comme modèle, un citoyen sur trois refuse dexercer le premier de ses droits. Ne se peut-il que sa « passivité » soit le rejet de la condition de citoyenneté intermittente ou spectatrice à laquelle il se sent confiné et, par conséquent, un choix politique ? Il est clair, dans tous les cas et quelles que soient ses raisons, que le citoyen en question ne trouve pas en magasin ce quil cherche.
On peut, faute de mieux, qualifier le second phénomène de nomadisme politique. Il enregistre linstabilité, ou la défaillance de stabilité, dune importante fraction des électeurs, qui ne perçoivent plus dans les partis traditionnels, ou dits « de gouvernement », que des lieux de passage et non des formes de représentation des groupes sociaux, ou, moins encore, des classes, comme ils pouvaient lêtre, grosso modo, à des époques pas si éloignées. Ces flottements, pour lessentiel, concernent trois catégories. Les jeunes, qui votaient Mitterrand, en 1981, ont opté, à 32 % pour Chirac, qui fait mieux que Jospin. Les ouvriers, ainsi que les employés, sont plus nombreux chez Le Pen que chez Chirac/Jospin, (27 % des ouvriers et de ceux qui ont arrêté leurs études entre 15 et 16 ans). Les « défavorisés », comme on dit pudiquement, se retrouvent à 34 % dans le score du Front National. Des remarques analogues pourraient être faites sagissant des diverses catégories de cadres et selon les courbes dâge.
Le vote déclaré « protestataire » mérite également quon sy arrête. Il concerne aussi bien la gauche non socialiste que la droite nationale. Il est, à peu de choses près, de 40 % (Hue, Laguiller, Voynet, de Villiers, Le Pen). Ce nest pas rien. Un simple exemple : je suis inscrit dans une petite commune de la banlieue parisienne, - cadres moyens et employés, votant massivement à droite à tous les scrutins, le pourcentage de Laguiller y est passé de 1,18, en 88, à 4,94, en 95. Relevons la signification idéologique du qualitatif de « protestataire », dont se gargarisent, sans états dâme, politologues et médias. Pas plus quà lauto-exclusion, on ne lui accorde une portée positive. Il ne traduit que la prise décart vis-à-vis des partis traditionnels, institués, - la Droite, la Gauche, aptes à gouverner. Il se trouve donc frappé dillégitimité républicaine. Il est inutile, en regard des votes « utiles ». Et, de surcroît, sans avenir. On a de quoi, il est vrai, être confondu devant laval donné au vocable par le candidat du P.C. déclarant représenter « un vote de contestation et de protestation pour changer les choses » (R. Hue, le soir du 23 avril). Est-il outrancier ou cynique de conclure à une addition : 30 % + 40 % = 70 % ? Cela fait du monde, ou, comme ne craint pas de lécrire A. Fontaine, se livrant précisément à ce calcul, le vainqueur « naura obtenu au premier tour… que les suffrages dun Français sur six ou sept » (Le Monde, 5.5.95). Voilà qui assure le triomphe de la démocratie.
Objectera-t-on les résultats du second tour, qui, avec une majorité « absolue », - plus de 50 % -, intronisent un nouveau président, et, avec un peu moins, proclament la santé retrouvée de la Gauche ? Las, sous les cris de victoire réciproques, ils ne font que confirmer le bilan du premier. Car, ils sont proprement fallacieux et arbitraires, produits de la logique antidémocratique de la Constitution gaulliste qui contraint chacun à regagner le camp qui lui a été, une fois pour toutes, assigné, i. e. à voter « utile ». Les commentateurs et les politiques ont beau se réjouir de retrouver les bonnes vieilles familles de pensée et les groupes sociaux à leur place, passées les incartades privées davance de toute signification, le nombre des non-inscrits reste ce quil était, celui des abstentions recule à peine, les blancs grimpent à 6 %, et, déviés, recouverts, demeurent les refus. Le sacro-saint mot dordre de « battre la droite », du P.C.F. aux Verts et à la L.C.R., na jamais été aussi dérisoire, et, pour le premier nommé, avec son refus de tout désistement, aussi jésuitique.
Ce long détour me ramène en plein dans notre objet. Où en est et que peut la social-démocratie ? Premier constat : elle vient, en France, de sassumer comme telle, y compris dans son vocabulaire. La démarche du candidat « socialiste » a été unanimement saluée comme social-démocrate. « Cest la première fois quun candidat socialiste affiche clairement la couleur social-démocrate », déclare, entre autres, P. Perrineau (Le Monde, 26.4.95). D. Vernet titre « Regain social-démocrate en Europe » (ibid., 11.5.95), en rappelant Bad-Godesberg et en évoquant les travaillistes anglais, qui ont, enfin, renoncé à la Clause IV de leurs Statuts (sur la « propriété commune »), ainsi que la victoire du P.D.S. en Italie. Le « rénovateur » socialiste, P. Moscovici, affirme « nous devons continuer… à devenir une gauche social-démocrate, une gauche sociale et démocratique » (Libération, 9.5.95). Le candidat lui-même nen disconvient nullement, tout en précisant quil entend aller au-delà. Na-t-il pas donné, durant sa campagne, toutes les preuves quil avait littéralement intériorisé la nouvelle langue à travers propositions, programme et style même, en ne se souciant plus, fût-ce verbalement ou pour sen démarquer, de la « rupture » et du « changer la vie » chers au candidat de 81 ? Ne restaient plus, comme on la vu dans le débat avec Chirac, qu« alternance courtoise » et « démocratie pacifiée » (édito du Monde, 10.5.95), dans le silence sur les questions qui fâchent, internationales singulièrement. A eux seuls, les porte-parole et conseillers de Jospin, représentaient une éloquente carte de visite : Delors, Kouchner, Aubry, Strauss-Kahn, sans oublier Rocard visiblement ravi de retrouver sous « la gauche nouvelle » des « quadras » sa « deuxième gauche », ou « gauche américaine » de jadis.
Permettez-moi de relever encore deux traits. Les deux candidats restés face à face se réclamaient du changement et les Français, nous dit-on, ont massivement voté pour le changement. Rien de plus vrai. Ce qui suffirait à confirmer, au moins dans les discours, la présence/absence ou la force/débilité des auto-exclus politiques. A ceci près que la volonté de changement a élu Chirac, en dépit de son passé et de sa base sociale, et non le candidat social-démocrate, incapable dapparaître comme lantidote du libéralisme, accablé quil était de la débâcle socialo-mitterrandienne non assumée. Quelle aspérité maintenue, dautre part, dans cette dérive social-démocrate, si totalement aplatie ? Une seule : le souhait dun « État fort » (manifeste « Vive la gauche nouvelle . », Le Monde, 11.5.95), susceptible de maintenir le service public et de faire pièce à lhégémonie des marchés, en fait illusoire réminiscence du temps béni où la social-démocratie, encore dure celle-là, disposait de sa propre politique au sein des institutions bourgeoises.
F. A. : Quels sont les points dattaque essentiels dune théorie critique des social-démocraties actuelles ?
G. L. : Le processus de social-démocratisation, auquel jai déjà fait allusion, est parvenu à son point dépuisement. Il a peu à peu retiré jusquaux feuilles de vigne qui le séparaient encore de la pure et simple gestion de la société capitaliste. Il a tout accepté : la fatalité des « lois » du marché, dont il a couvert ses démissions, la subordination du politique à léconomie et de lÉtat aux pouvoirs supra-nationaux, la sous-traitance internationale, en particulier dans le cas des conflits armés, sous égide nord-américaine, lidéologie néo-libérale et le néo-impérialisme. La liste est pratiquement close de ses échecs, en matière de chômage, dexclusion, de pauvreté et de marginalité, dimmigration et de xénophobie, de corruption, et par-dessus tout, si lon en juge aux statistiques, daccroissement des inégalités sociales. Pour ne rien dire de lanesthésie syndicale et des mouvements de masse. On en est aux ultimes combats darrière-garde, telle la résistance à la disparition des derniers « acquis sociaux » et aux dernières dénationalisations, ou le « peignage » des lois les plus réactionnaires ; aux promesses, du genre une injection de social dans lEurope ou un coup de main pour lAfrique quon a laissé saccager ; et enfin aux slogans : demain la solidarité. Un symbole, en France à nouveau : les 110 propositions de F. Mitterrand, en 1981, prévoyaient le passage à la semaine de 35 heures ; Jospin sest engagé pour celle de 37 heures, à échéance de deux ans.
F. A. : Étant donné les transformations en cours du capitalisme et leurs effets sociologiques et idéologiques, y a-t-il place dans lavenir pour des politiques social-démocratiques effectives (ayant des effets positifs pour les classes populaires) en Europe ? Un nouveau compromis social (à distinguer par rapport à la gestion social-libérale de léconomie), est-il envisageable aujourdhui et sous quelles conditions (rapport de forces, projet politique et base sociale) ?
G. L. : « Effectives » ? Je nen vois pas le moindre signe, hormis les mesurettes et les vux pieux que je viens de mentionner. « Un nouveau compromis social » ? Les précédentes tentatives ont fini en consensus. Quelle base sociale ? Jai avancé quelle était atteinte de nomadisme. Je précise quon ne peut le lui imputer. Je rappelle quen 1981, au second tour, 72 % des suffrages ouvriers et 62 % des suffrages des employés et cadres moyens allaient à la Gauche. Or, le P.S., devenu « le premier parti ouvrier de France », comptait 74,3 % de professions libérales et de classes supérieures, patrons inclus, dans sa représentation parlementaire. Cest, dautre part, M. Rocard qui, il y a quelques années, élevait à la théorie labsence de programme. Aujourdhui, un Chirac reprend laffaire à son compte, ce qui lui vaut le ralliement de tous ceux qui saffirment lassés de quatorze ans de socialisme, tandis que le patronat en personne sinquiète de la stagnation des salaires et de la consommation. Mais rien évidemment nempêche de suivre les sages conseils du bon docteur E. Morin, quand il refuse de rendre responsable « le capitalisme seul du mal de notre civilisation » (sic) et quil propose « une politique de solidarité », assortie de maisons du même nom, de la création déco-emplois, dinstitutions de convivialité (« cafés-concerts, karaokés de quartier, bains turcs-saunas… centres oenologiques-gastronomiques »), ou de « piétonnisation de tous les centres villes », pour créer des emplois et susciter « un élan de foi en la communauté nationale et humaine » (« Le discours absent », Le Monde, 22.3.95). Qui se chargera de ce compromis-là ?
F. A. : La crise du mouvement ouvrier semble paradoxalement remettre en question à la fois la stratégie social-démocrate et la stratégie radicale. Dans ce contexte comment réarticuler le rapport entre une stratégie réformiste et une stratégie de rupture davec le capitalisme ?
G. L. : La crise du mouvement ouvrier requerrait, à elle seule, de longs développements. Mais si je suis convaincu quelle se heurte à limpuissance social-démocrate, je le suis moins en ce qui concerne la stratégie radicale, dont la nécessité, mais non certes le programme et les formes, se trouve précisément confortée par la première. Jobserve, en outre, que les appareils partidaires, quelle que soit leur importance, renâclent toujours à prendre la mesure du clivage entre leur fonction de représentation et leur base. Continuons à balayer devant notre porte. En face de lidée unanimement partagée de lindispensable recomposition de la gauche, dont les forces existent bel et bien, même dispersées et fatiguées, les anciens réflexes continuent à jouer. Ils expliquent les échecs successifs, sanctionnés électoralement, des tentatives de ces dernières années, - du P.C.F., des refondateurs et reconstructeurs, des Verts, de Lutte ouvrière, de la liste Juquin aux présidentielles de 88, du Mouvement des citoyens, et bientôt de la « gauche nouvelle » des non moins nouveaux socialistes ou du grand parti des travailleurs dA. Laguiller, fantasmés sur les scores récents. Chacun veut louverture… autour de ses propres positions, qui ne sont que le tamis au travers duquel sentête à filer tout ce que ladite société civile enfante de plus créatif et de plus dynamique, ces mouvements sociaux justement que vous évoquiez (pacifistes, anti-racistes, anti-nucléaires, jeunes, féministes, coordinations, etc.) et qui se trouvent voués à balancer entre lauto-exclusion politique et le « protestataire ». A supposer néanmoins que la recomposition se fasse et que les convergences se réalisent, il me paraît douteux que la combinaison réformes/rupture, qui, à dautres époques, na guère connu que des succès relatifs, possède quelques chances de réussite. Je nen veux pour preuve que cette enquête, entre les deux tours de la présidentielle, qui donnait 54 % au changement contre 34 % aux réformes progressives. Elle témoigne dune prise de conscience profonde, peut-être en voie, elle aussi, de mondialisation, si diffuse et contradictoire soit-elle, de lextrême nocivité à laquelle est parvenu le capitalisme « triomphant ». Lordre dominant ne peut plus tolérer daménagements libérateurs internes. Il exige sa propre contestation fondée sur une alternative radicale.
Puis-je enfin ajouter, quoi quil paraisse de mon propos, que je ne suis pas pessimiste. A lévidence les jeux ne sont pas faits. Avec ou sans « troisième tour social » dans limmédiat, la rationalité nouvelle finira bien par trouver son chemin, malgré convulsions et drames actuels et à venir. Chacun de nous, à sa place modeste, doit y travailler, comme le négatif hegelien. Étouffée, subvertie, ou même blessée, lespérance des dominés seule est indestructible.
Septembre 1995