L’espace restreint de la social démocratie

28.Sep.95 :: Marxism

Futur Antérieur : Quel bilan peut-on tirer des gestions social-démocrates en Europe après la seconde guerre mondiale ?

Georges Labica : Voici une question proprement vaste, qui suppose les compétences associées d’historiens, de sociologues, de politologues, entre autres, or, je ne suis qu’un humble philosophe qui s’efforce de trouver son chemin, à l’aide d’une boussole autrefois empruntée au père Marx et, depuis, plusieurs fois déréglée. Ce qui me dispense de répondre à la place des spécialistes.

Il convient toutefois de s’entendre sur ce que l’on appelle social-démocratie, terme dont la polyvalence historique a été considérable. Le retour sur les origines n’est pas inutile, car il est éclairant. Le premier parti social-démocrate se constitue au lendemain de la Révolution de 1848, avec la Montagne comme représentation parlementaire. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx le définit comme « une coalition entre petits-bourgeois et ouvriers ». Il précise : « On enleva aux revendications sociales du prolétariat leur pointe révolutionnaire et on leur donna une tournure démocratique. On enleva aux revendications démocratiques de la petite-bourgeoisie leur forme purement politique et on fit ressortir leur pointe socialiste. C’est ainsi que fut créée la social-démocratie ». Par la suite, c’est la référence au marxisme, qu’il s’agisse d’intégrer tel ou tel de ses contenus ou de se limiter à la simple étiquette, qui servira de critère. Partant, du Congrès de Gotha, en 1875, acte de naissance de la social-démocratie allemande, jusqu’au révisionnisme de Bernstein et à la brochure, Réforme sociale ou révolution, de Rosa Luxemburg, en 1899, les ambiguïtés se multiplieront. Lénine tranchera, en convertissant le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie en Parti Communiste. S’ensuivront, dès lors, en fonction des contextes nationaux et de leurs formations politiques, des chassés-croisés entre les dénominations « social-démocrate » et « socialiste ». La première passera du dur au mou, ou de la gauche à la droite, au gré des ruptures’ dans le mouvement ouvrier et les alliances de classes. Le socialisme y puisera l’éventail de ses figures : proudhonisme réactualisé, lassallisme, possibilisme, guesdisme, broussisme, modulant les variétés de réformisme et reconduites, sous des noms divers, jusqu’aux périodes les plus récentes.

Il se passe en effet quelque chose après la seconde guerre mondiale, qui pourrait être caractérisé comme l’épanouissement du bernsteinisme, dans des circonstances plus favorables que celles de son avènement. Plusieurs facteurs entrent en jeu. Tout d’abord ce fait que le capitalisme, loin d’être mort, connaît un nouvel essor et permet l’obtention de satisfactions pour les travailleurs et les classes moyennes, assurant avec l’équation liberté/démocratie/marché à la fois des formes de redistribution plus ouvertes et des avancées sociales. Tandis qu’en face la politique de planification des pays « socialistes » renforce le caractère autoritaire des régimes. C’est le bon temps du Welfare State, des nationalisations, des économies mixtes, des collaborations institutionnelles aussi bien avec l’État qu’avec les syndicats, et, plus généralement, de la possibilité d’une troisième voie entre le capitalisme de marché réaménagé et le collectivisme bureaucratique. Les partis socialistes au pouvoir en Occident (Allemagne, Grande-Bretagne, Belgique, pays scandinaves) s’en font les thuriféraires. Un Kreisky développe la thèse de la Sozialpartnerschaft. On vante le « modèle suédois ». Les Partis communistes des pays développés eux-mêmes sont entraînés par le mouvement. Prenant leurs distances avec la maison-mère historique, ils opèrent leur aggiornamento dans l’eurocommunisme.

Mais, de même que ce dernier connaîtra des courants de droite, du centre et de gauche, les P.S. seront traversés de tendances divergentes, leurs ailes de gauche minoritaires se montrant plus ou moins actives, en fonction des conjonctures, qu’il serait aisé de périodiser. La référence « marxiste » demeure et s’apprécie aux délestages. Ici, on renonce à l’abolition de la propriété privée, là à la lutte des classes, ailleurs à la dictature du prolétariat ou à l’internationalisme, enfin au marxisme, le point culminant étant atteint, on le sait, avec le congrès de Bad-Godesberg, en 1959. Même quand on croit à la transformation des rapports sociaux par accumulation de réformes, la voie révolutionnaire, largement caricaturée en « grand soir », se fait asymptotique, au profit de l’intégration à la politique bourgeoise et au mode de production dominant. Les Millerand ne posent plus de problème. Sans doute conviendrait-il d’affiner l’analyse, en particulier sur le(s) rapport(s) à l’État, aux institutions, aux organisations sociales, aux politiques économiques et aux relations internationales, sans oublier l’évolution des formes d’organisations internes aux partis. Les orientations, en gros, seraient, pour nous en tenir aux sigles officiels, les suivantes : la communiste, la socialiste, couplées, concurrentes et antagonistes, sur le schéma du congrès de Tours, et la social-démocrate, qui représente, quant à elle, la dérive des deux premières, au point qu’à son tour elle en est venue à faire critère : pour l’une comme pour l’autre, plus ou moins de social-démocratisation. Aujourd’hui, sous l’effet de la mondialisation et de la financiarisation, désormais sans rivales depuis la chute du mur de Berlin, c’est bien la voie social-démocrate qui est la plus commune et la plus répandue.

F. A. : Peut-on toujours qualifier de social-démocrates les partis de l’Internationale socialiste au vue de leur organisation, de leurs projets politiques et leurs pratiques gouvernementales ?

G. L. : On retombe ici sur la question de la définition. Social-démocratie, formule allemande, ou parti socialiste, formule ex-S.F.I.O. revue Epinay (1971) ? De fait, il y a de tout dans l’Internationale Socialiste (I.S.). Depuis sa reconstitution au Congrès de Francfort, en 1951, sous le signe de la guerre froide, donc du réformisme anti-communiste, l’I.S. a regroupé aussi bien les formations social-démocrates du nord-ouest de l’Europe (pays scandinaves, R.F.A., Autriche, Benelux, Royaume-Uni), que les partis socialistes implantés dans le sud. Les différences entre les deux types de structures sont notables, en particulier pour ce qui est de leur base ouvrière et de leur liaison aux syndicats. Dans les années soixante-dix, l’I.S., grâce à Willy Brandt et au S.P.D., connut une embellie avec des demandes d’adhésion nouvelles, dont celles du P.C.I. d’Ochetto et même du Front sandiniste du Nicaragua, et l’accueil de partis réformistes ou progressistes du Tiers-monde. Les années quatre-vingt virent la venue au pouvoir des P.S. de France, d’Espagne et de Grèce, et partiellement d’Italie et du Portugal, tandis que les social-démocraties allemande et britannique le perdaient. Au total, une double direction, celle de la social-démocratie traditionnelle, encore attachée aux mouvements sociaux, dont l’écologie, et celle du social-libéralisme, coexistant au sein d’une I.S. qui, faute de programme et même de propositions d’ambition internationale, en revenait à ses pratiques rituelles et à sa fonction de club.

La question de l’organisation est d’une autre nature. Il faut revenir à l’héritage et se souvenir des dispositifs de la vieille social-démocratie marxiste, mis au point par Kautsky structure pyramidale, fortement hiérarchisée, bureaucratie et mise en manuels de la doctrine à des fins pédagogiques. Pratiquement, comme l’a relevé Y. Roucaute, les P.S., mais également les P.C., n’ont fait que reproduire, pour leur compte, les appareils étatiques bourgeois.

F. A. : Les formes d’organisation social-démocrates fondées sur la participation à des jeux politiques nationaux peuvent-elles survivre dans des cadres transnationaux ?

G. L. : Le fait est qu’elles survivent, dans et par la crise désormais ouverte des États-nations, qui s’efforcent de préserver leurs intérêts propres au sein d’ensembles transnationaux, eux-mêmes en compétition. Elles ont cependant renoncé à tout internationalisme, « prolétarien » ou pas. Et pas seulement l’I.S. L’Internationale Communiste a été dissoute en 1943, la IV n’a qu’une audience fort limitée, la dernière conférence mondiale des P.C. remonte à 1969. A ne considérer que l’Europe, on voit bien que, malgré les timides tentatives de la période eurocommuniste, les organisations de la gauche, partis et syndicats, se sont avérées et s’avèrent incapables d’opposer une riposte commune au front uni des bourgeoisies.

F. A. : La désaffection par rapport aux appareils social-démocrates (quelles que soient leurs origines), est-elle un phénomène durable ?

G. L. : Désaffection, oui, mais le phénomène est plus profond. Il conviendra d’y revenir. Les appareils, quant à eux, demeurent, au rythme des consultations électorales et des jeux politiques qui leur sont plus ou moins favorables. Diastole/systole, qui peut perdurer jusque dans le seul souci de l’auto-préservation, se limitât-elle à celle des bâtiments abritant les organes dirigeants.

F. A. : Quelles sont les évolutions à l’œuvre dans les idéologies social-démocrates (celles des partis socialistes et ex-communistes) depuis l’effondrement du « socialisme réel » ?

G. L. : Gorbatchev avait tenté de surmonter la scission de 1919, en prônant le rapprochement entre socio-démocrates et communistes, au profit d’un nouveau réformisme pluraliste, au sein de ce qu’il appelait « la maison commune ». Et il est vrai que, pour les ex-P.C. de l’ex-camp socialiste, la conversion social-démocrate offrait la seule issue praticable. Ils s’inscrivaient, ce faisant, dans la logique où les avaient précédés à la fois les P.S., qui avaient été au pouvoir, en avaient tâté ou pouvaient y prétendre, et les « grands » P.C. de l’Occident européen qui, après l’épisode euro-communiste, avaient rallié, tantôt ouvertement (Italie), tantôt dans la dénégation (France), le nouveau cours social-démocrate, au sens déjà évoqué plus haut de la braderie, acceptant les rapports dominants politiques et idéologiques. Toutefois, les enquêtes, les sondages d’opinion et l’observation directe des évolutions politiques, font apparaître un nouveau Phénomène, celui de formes de reconquête du pouvoir par les ex-P.C. social-démocratisés de l’Est. Il est difficile de Spéculer sur leur avenir, mais il semble montrer, en tout cas du côté des masses, moins une adhésion à l’idéologie social-démocrate proprement dite que l’exigence, non encore assurément formalisée, d’un maintien des acquis dus aux anciens régimes, face aux menaces du libéralisme, sous sa figure de « modèle » démocratie-marché. Histoire à suivre.

F. A. : Ces deux dernières décennies, une série de mouvements sociaux ont surgi sur le devant de la scène dans la plupart des pays d’Europe (mouvement pacifiste, de jeunes, tel le mouvement anti-CIP) qui semblent échapper au rapport de représentation. Une gestion social-démocrate par en haut et bien ordonnée des actions collectives est-elle encore possible ? En d’autres termes, les social-démocrates, peuvent-ils guider et encadrer durablement des mouvements de masse ?

G. L. : C’est véritablement le cœur du problème. Énoncée de façon brutale, ma conviction est qu’en effet les mouvements que vous évoquez échappent, et sans doute durablement, au rapport de représentation, que leur gestion social-démocrate et, à plus forte raison, leur pilotage ou leur encadrement semblent désormais frappés de forclusion. Comme on dit d’une route qu’elle est barrée. Plutôt que d’en traiter de façon générale, je voudrais me saisir de l’occasion qui nous est donnée des dernières élections présidentielles françaises, afin de dégager quelques enseignements à valeur exemplaire. Lesdites élections mettent au jour un double phénomène, sauf erreur de ma part, sous-estimé et peut-être occulté par les différents analystes.

Je nommerai le premier l’exclusion, ou plutôt l’auto-exclusion politique, qui est une constante depuis de longues années, et point uniquement en France (j’en avais longuement traité dans la Revue M., en février 1988). Il repose sur trois données. Les abstentions et les votes blancs et nuls, toujours assimilés, représentent environ 25 % de l’électorat, c’est-à-dire près de 2 500 000 personnes de plus que le total obtenu par le candidat arrivé en tête au premier tour. Pour un commentateur, dont j’ai oublié le nom, « ce n’est pas beaucoup » (sic). A noter que le taux d’abstentions, 21,37 %, est le plus élevé depuis 1969 (31,14). A ces chiffres, il convient d’ajouter 3.252 906 citoyens non inscrits sur les listes électorales, soit 7,55 % du corps électoral, contre 3,8, en 1981 et 5,5, en 1988. Ce qui donne près de 13 000 000 d’auto-exclus ou de retirés du politique, donc environ 1/3 de l’électorat potentiel. Or, le temps n’est plus où l’on pouvait passer par profits et pertes de telles attitudes, surtout si l’on tient compte de ce que les votes blancs ne sont toujours pas considérés comme des expressions politiques. Dans une démocratie présentée comme modèle, un citoyen sur trois refuse d’exercer le premier de ses droits. Ne se peut-il que sa « passivité » soit le rejet de la condition de citoyenneté intermittente ou spectatrice à laquelle il se sent confiné et, par conséquent, un choix politique ? Il est clair, dans tous les cas et quelles que soient ses raisons, que le citoyen en question ne trouve pas en magasin ce qu’il cherche.

On peut, faute de mieux, qualifier le second phénomène de nomadisme politique. Il enregistre l’instabilité, ou la défaillance de stabilité, d’une importante fraction des électeurs, qui ne perçoivent plus dans les partis traditionnels, ou dits « de gouvernement », que des lieux de passage et non des formes de représentation des groupes sociaux, ou, moins encore, des classes, comme ils pouvaient l’être, grosso modo, à des époques pas si éloignées. Ces flottements, pour l’essentiel, concernent trois catégories. Les jeunes, qui votaient Mitterrand, en 1981, ont opté, à 32 % pour Chirac, qui fait mieux que Jospin. Les ouvriers, ainsi que les employés, sont plus nombreux chez Le Pen que chez Chirac/Jospin, (27 % des ouvriers et de ceux qui ont arrêté leurs études entre 15 et 16 ans). Les « défavorisés », comme on dit pudiquement, se retrouvent à 34 % dans le score du Front National. Des remarques analogues pourraient être faites s’agissant des diverses catégories de cadres et selon les courbes d’âge.

Le vote déclaré « protestataire » mérite également qu’on s’y arrête. Il concerne aussi bien la gauche non socialiste que la droite nationale. Il est, à peu de choses près, de 40 % (Hue, Laguiller, Voynet, de Villiers, Le Pen). Ce n’est pas rien. Un simple exemple : je suis inscrit dans une petite commune de la banlieue parisienne, - cadres moyens et employés, votant massivement à droite à tous les scrutins, le pourcentage de Laguiller y est passé de 1,18, en 88, à 4,94, en 95. Relevons la signification idéologique du qualitatif de « protestataire », dont se gargarisent, sans états d’âme, politologues et médias. Pas plus qu’à l’auto-exclusion, on ne lui accorde une portée positive. Il ne traduit que la prise d’écart vis-à-vis des partis traditionnels, institués, - la Droite, la Gauche, aptes à gouverner. Il se trouve donc frappé d’illégitimité républicaine. Il est inutile, en regard des votes « utiles ». Et, de surcroît, sans avenir. On a de quoi, il est vrai, être confondu devant l’aval donné au vocable par le candidat du P.C. déclarant représenter « un vote de contestation et de protestation pour changer les choses » (R. Hue, le soir du 23 avril). Est-il outrancier ou cynique de conclure à une addition : 30 % + 40 % = 70 % ? Cela fait du monde, ou, comme ne craint pas de l’écrire A. Fontaine, se livrant précisément à ce calcul, le vainqueur « n’aura obtenu au premier tour… que les suffrages d’un Français sur six ou sept » (Le Monde, 5.5.95). Voilà qui assure le triomphe de la démocratie.

Objectera-t-on les résultats du second tour, qui, avec une majorité « absolue », - plus de 50 % -, intronisent un nouveau président, et, avec un peu moins, proclament la santé retrouvée de la Gauche ? Las, sous les cris de victoire réciproques, ils ne font que confirmer le bilan du premier. Car, ils sont proprement fallacieux et arbitraires, produits de la logique antidémocratique de la Constitution gaulliste qui contraint chacun à regagner le camp qui lui a été, une fois pour toutes, assigné, i. e. à voter « utile ». Les commentateurs et les politiques ont beau se réjouir de retrouver les bonnes vieilles familles de pensée et les groupes sociaux à leur place, passées les incartades privées d’avance de toute signification, le nombre des non-inscrits reste ce qu’il était, celui des abstentions recule à peine, les blancs grimpent à 6 %, et, déviés, recouverts, demeurent les refus. Le sacro-saint mot d’ordre de « battre la droite », du P.C.F. aux Verts et à la L.C.R., n’a jamais été aussi dérisoire, et, pour le premier nommé, avec son refus de tout désistement, aussi jésuitique.

Ce long détour me ramène en plein dans notre objet. Où en est et que peut la social-démocratie ? Premier constat : elle vient, en France, de s’assumer comme telle, y compris dans son vocabulaire. La démarche du candidat « socialiste » a été unanimement saluée comme social-démocrate. « C’est la première fois qu’un candidat socialiste affiche clairement la couleur social-démocrate », déclare, entre autres, P. Perrineau (Le Monde, 26.4.95). D. Vernet titre « Regain social-démocrate en Europe » (ibid., 11.5.95), en rappelant Bad-Godesberg et en évoquant les travaillistes anglais, qui ont, enfin, renoncé à la Clause IV de leurs Statuts (sur la « propriété commune »), ainsi que la victoire du P.D.S. en Italie. Le « rénovateur » socialiste, P. Moscovici, affirme « nous devons continuer… à devenir une gauche social-démocrate, une gauche sociale et démocratique » (Libération, 9.5.95). Le candidat lui-même n’en disconvient nullement, tout en précisant qu’il entend aller au-delà. N’a-t-il pas donné, durant sa campagne, toutes les preuves qu’il avait littéralement intériorisé la nouvelle langue à travers propositions, programme et style même, en ne se souciant plus, fût-ce verbalement ou pour s’en démarquer, de la « rupture » et du « changer la vie » chers au candidat de 81 ? Ne restaient plus, comme on l’a vu dans le débat avec Chirac, qu’« alternance courtoise » et « démocratie pacifiée » (édito du Monde, 10.5.95), dans le silence sur les questions qui fâchent, internationales singulièrement. A eux seuls, les porte-parole et conseillers de Jospin, représentaient une éloquente carte de visite : Delors, Kouchner, Aubry, Strauss-Kahn, sans oublier Rocard visiblement ravi de retrouver sous « la gauche nouvelle » des « quadras » sa « deuxième gauche », ou « gauche américaine » de jadis.

Permettez-moi de relever encore deux traits. Les deux candidats restés face à face se réclamaient du changement et les Français, nous dit-on, ont massivement voté pour le changement. Rien de plus vrai. Ce qui suffirait à confirmer, au moins dans les discours, la présence/absence ou la force/débilité des auto-exclus politiques. A ceci près que la volonté de changement a élu Chirac, en dépit de son passé et de sa base sociale, et non le candidat social-démocrate, incapable d’apparaître comme l’antidote du libéralisme, accablé qu’il était de la débâcle socialo-mitterrandienne non assumée. Quelle aspérité maintenue, d’autre part, dans cette dérive social-démocrate, si totalement aplatie ? Une seule : le souhait d’un « État fort » (manifeste « Vive la gauche nouvelle . », Le Monde, 11.5.95), susceptible de maintenir le service public et de faire pièce à l’hégémonie des marchés, en fait illusoire réminiscence du temps béni où la social-démocratie, encore dure celle-là, disposait de sa propre politique au sein des institutions bourgeoises.

F. A. : Quels sont les points d’attaque essentiels d’une théorie critique des social-démocraties actuelles ?

G. L. : Le processus de social-démocratisation, auquel j’ai déjà fait allusion, est parvenu à son point d’épuisement. Il a peu à peu retiré jusqu’aux feuilles de vigne qui le séparaient encore de la pure et simple gestion de la société capitaliste. Il a tout accepté : la fatalité des « lois » du marché, dont il a couvert ses démissions, la subordination du politique à l’économie et de l’État aux pouvoirs supra-nationaux, la sous-traitance internationale, en particulier dans le cas des conflits armés, sous égide nord-américaine, l’idéologie néo-libérale et le néo-impérialisme. La liste est pratiquement close de ses échecs, en matière de chômage, d’exclusion, de pauvreté et de marginalité, d’immigration et de xénophobie, de corruption, et par-dessus tout, si l’on en juge aux statistiques, d’accroissement des inégalités sociales. Pour ne rien dire de l’anesthésie syndicale et des mouvements de masse. On en est aux ultimes combats d’arrière-garde, telle la résistance à la disparition des derniers « acquis sociaux » et aux dernières dénationalisations, ou le « peignage » des lois les plus réactionnaires ; aux promesses, du genre une injection de social dans l’Europe ou un coup de main pour l’Afrique qu’on a laissé saccager ; et enfin aux slogans : demain la solidarité. Un symbole, en France à nouveau : les 110 propositions de F. Mitterrand, en 1981, prévoyaient le passage à la semaine de 35 heures ; Jospin s’est engagé pour celle de 37 heures, à échéance de deux ans.

F. A. : Étant donné les transformations en cours du capitalisme et leurs effets sociologiques et idéologiques, y a-t-il place dans l’avenir pour des politiques social-démocratiques effectives (ayant des effets positifs pour les classes populaires) en Europe ? Un nouveau compromis social (à distinguer par rapport à la gestion social-libérale de l’économie), est-il envisageable aujourd’hui et sous quelles conditions (rapport de forces, projet politique et base sociale) ?

G. L. : « Effectives » ? Je n’en vois pas le moindre signe, hormis les mesurettes et les vœux pieux que je viens de mentionner. « Un nouveau compromis social » ? Les précédentes tentatives ont fini en consensus. Quelle base sociale ? J’ai avancé qu’elle était atteinte de nomadisme. Je précise qu’on ne peut le lui imputer. Je rappelle qu’en 1981, au second tour, 72 % des suffrages ouvriers et 62 % des suffrages des employés et cadres moyens allaient à la Gauche. Or, le P.S., devenu « le premier parti ouvrier de France », comptait 74,3 % de professions libérales et de classes supérieures, patrons inclus, dans sa représentation parlementaire. C’est, d’autre part, M. Rocard qui, il y a quelques années, élevait à la théorie l’absence de programme. Aujourd’hui, un Chirac reprend l’affaire à son compte, ce qui lui vaut le ralliement de tous ceux qui s’affirment lassés de quatorze ans de socialisme, tandis que le patronat en personne s’inquiète de la stagnation des salaires et de la consommation. Mais rien évidemment n’empêche de suivre les sages conseils du bon docteur E. Morin, quand il refuse de rendre responsable « le capitalisme seul du mal de notre civilisation » (sic) et qu’il propose « une politique de solidarité », assortie de maisons du même nom, de la création d’éco-emplois, d’institutions de convivialité (« cafés-concerts, karaokés de quartier, bains turcs-saunas… centres oenologiques-gastronomiques »), ou de « piétonnisation de tous les centres villes », pour créer des emplois et susciter « un élan de foi en la communauté nationale et humaine » (« Le discours absent », Le Monde, 22.3.95). Qui se chargera de ce compromis-là ?

F. A. : La crise du mouvement ouvrier semble paradoxalement remettre en question à la fois la stratégie social-démocrate et la stratégie radicale. Dans ce contexte comment réarticuler le rapport entre une stratégie réformiste et une stratégie de rupture d’avec le capitalisme ?

G. L. : La crise du mouvement ouvrier requerrait, à elle seule, de longs développements. Mais si je suis convaincu qu’elle se heurte à l’impuissance social-démocrate, je le suis moins en ce qui concerne la stratégie radicale, dont la nécessité, mais non certes le programme et les formes, se trouve précisément confortée par la première. J’observe, en outre, que les appareils partidaires, quelle que soit leur importance, renâclent toujours à prendre la mesure du clivage entre leur fonction de représentation et leur base. Continuons à balayer devant notre porte. En face de l’idée unanimement partagée de l’indispensable recomposition de la gauche, dont les forces existent bel et bien, même dispersées et fatiguées, les anciens réflexes continuent à jouer. Ils expliquent les échecs successifs, sanctionnés électoralement, des tentatives de ces dernières années, - du P.C.F., des refondateurs et reconstructeurs, des Verts, de Lutte ouvrière, de la liste Juquin aux présidentielles de 88, du Mouvement des citoyens, et bientôt de la « gauche nouvelle » des non moins nouveaux socialistes ou du grand parti des travailleurs d’A. Laguiller, fantasmés sur les scores récents. Chacun veut l’ouverture… autour de ses propres positions, qui ne sont que le tamis au travers duquel s’entête à filer tout ce que ladite société civile enfante de plus créatif et de plus dynamique, ces mouvements sociaux justement que vous évoquiez (pacifistes, anti-racistes, anti-nucléaires, jeunes, féministes, coordinations, etc.) et qui se trouvent voués à balancer entre l’auto-exclusion politique et le « protestataire ». A supposer néanmoins que la recomposition se fasse et que les convergences se réalisent, il me paraît douteux que la combinaison réformes/rupture, qui, à d’autres époques, n’a guère connu que des succès relatifs, possède quelques chances de réussite. Je n’en veux pour preuve que cette enquête, entre les deux tours de la présidentielle, qui donnait 54 % au changement contre 34 % aux réformes progressives. Elle témoigne d’une prise de conscience profonde, peut-être en voie, elle aussi, de mondialisation, si diffuse et contradictoire soit-elle, de l’extrême nocivité à laquelle est parvenu le capitalisme « triomphant ». L’ordre dominant ne peut plus tolérer d’aménagements libérateurs internes. Il exige sa propre contestation fondée sur une alternative radicale.

Puis-je enfin ajouter, quoi qu’il paraisse de mon propos, que je ne suis pas pessimiste. A l’évidence les jeux ne sont pas faits. Avec ou sans « troisième tour social » dans l’immédiat, la rationalité nouvelle finira bien par trouver son chemin, malgré convulsions et drames actuels et à venir. Chacun de nous, à sa place modeste, doit y travailler, comme le négatif hegelien. Étouffée, subvertie, ou même blessée, l’espérance des dominés seule est indestructible.

Septembre 1995

                  

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